Brady Dougan dit qu’il ne savait rien, mettant la faute sur une poignée d’employés «voyous». Pour tenir cette défense, la banque a acheté le silence de ceux qui savent ce qui s’est réellement passé. Une tactique qui ne tient qu’à un fil.
Carl Levin, 80 ans cette année, est un mélange de matou et de pitbull. Mercredi, le sénateur démocrate est d’abord venu se frotter dans les pattes des banquiers suisses, avant de leur sauter à la gorge. «Je considère comme vous ces actes inacceptables», avait lâché le CEO de Credit Suisse Brady Dougan, mis en confiance. Aussitôt, Carl Levin resserre l’étau.
«Vous mettez la faute sur une quinzaine d’employés voyous, mais qu’avez-vous tenté contre ces personnes? Les avez-vous licenciées?» Malaise dans les rangs suisses. Carl Levin vise alors le point faible: le chef juriste Romeo Cerutti, un peu trop volubile et qui ne semble pas voir venir les coups: «A ma connaissance, personne n’a été licencié pour cela», admet-il. Touché.
Si Credit Suisse n’a pas licencié les employés les plus impliqués dans l’affaire de fraude fiscale aux Etats-Unis, c’est pour une très bonne raison.
En les gardant indéfiniment en congé payé, parfois depuis près de trois ans, les grands patrons de la banque achètent le silence de ceux qui pourraient témoigner contre eux. Pour au moins quatre d’entre eux, inculpés aux Etats-Unis, Credit Suisse règle même rubis sur l’ongle leurs frais d’avocats.
Actions en justice
Ces cadres ont compris le message cinq sur cinq. Qu’ils lâchent ne serait-ce qu’un mot pour contester la version selon laquelle leur direction ne savait rien de leurs agissements, et la réaction serait immédiate. S’ensuivrait un licenciement, probablement accompagné d’accusations pénales, voire civiles.
La menace porte sur les contacts avec la presse, mais pas seulement. Elle interdit surtout de toucher aux documents que certains de ces cadres n’ont pas manqué d’emporter avec eux.
Les banques ont obtenu une autorisation spéciale du Conseil fédéral pour livrer aux Etats-Unis les documents qui accablent leurs employés, mais que ceux-ci se mettent en tête de faire de même, et ils tomberaient aussitôt sous le coup du code pénal suisse.
Malgré leur situation précaire, recherchés par la justice américaine, dans l’impossibilité de retrouver du travail, ces employés ont encore beaucoup à perdre. D’autant que l’accord avec Credit Suisse leur permet de vivre très confortablement.
Parmi ces «employés voyous» désignés par Brady Dougan figure l’ancien chef du bureau genevois de la fameuse division SALN, décrite comme responsable de toute l’affaire de fraude aux Etats-Unis.
Marco Parenti, 54 ans, est en congé payé depuis 2011, date de son inculpation pour conspiration de fraude fiscale par un Tribunal de Virginie. Il vit à Genève dans une belle maison. Italien d’origine, père de famille et marié à une Américaine, il ne peut quitter la Suisse au risque d’être extradé aux Etats-Unis.
Espoirs ruinés en direct
Ses anciens collègues gardent le souvenir d’un chef apprécié. Il est décrit comme «quelqu’un de jovial, toujours enthousiaste et positif». «Marco n’était pas un tordu, ajoute un ex-collègue. Peut-être pas assez, vu les standards en vigueur dans la banque.»
Joint vendredi, Marco Parenti n’a pas souhaité s’exprimer.
Selon un de ses proches, l’audition de Brady Dougan aurait changé son «état d’esprit». Jusqu’ici, les employés dans sa situation pouvaient encore espérer que la direction de la banque finisse par accepter d’endosser au moins une part de responsabilité dans l’affaire. Brady Dougan a ruiné leurs espoirs, en direct sur Internet, lors de l’audience de mercredi.
En demandant pourquoi la banque n’osait pas licencier ceux qu’elle désigne pourtant publiquement comme responsables, Carl Levin a touché en plein dans le mille. «Après ça, la banque sera obligée de les virer, tôt ou tard», observe un ex-employé. Ce jour-là, Marco Parenti et ses collègues n’auront plus rien à perdre.
Mais Credit Suisse a un dernier tour dans son sac. Comme UBS en 2009, la banque s’apprête à signer un accord qui suspendra les charges qui pèsent contre elle aux Etats-Unis. Une fois ce «deal» passé et une copieuse amende versée, la banque n’aura plus à craindre les confessions de ses «employés voyous». Et elle pourra enfin les abandonner à leur sort.