Les grandes banques suisses ne paient plus d’impôts depuis cinq ans. UBS utilise les centaines de millions non versés au fisc pour augmenter les bonus de ses banquiers. Plus fort encore: son stock de crédits d’impôts continue de croître, alors qu’elle engrange des profits.
Dans le monde de l’économie réelle, un franc est un franc. Tout le monde le sait, mais Daniel Leupi plus encore. Le chef des Finances de la ville de Zurich a annoncé cette semaine un programme d’économie de 40 millions de francs pour tenter de redresser un budget qui plonge inexorablement vers le rouge.
La faute, en partie, aux 400 millions de francs annuels d’impôts sur le revenu que UBS et du Credit Suisse ne paient plus, depuis cinq ans, grâce aux immenses stocks de crédits d’impôts qu’elles ont accumulés durant la crise.
Or ce qui ne rentre pas dans une poche file dans une autre. Fin 2013, UBS a pu utiliser ces mêmes crédits d’impôts pour doubler son bénéfice. Et pour annoncer du même coup une hausse de 28% des bonus de ses banquiers.
Et ce n’est pas tout. UBS est parvenue à augmenter son stock de crédits d’impôts tout au long de 2013, alors qu’elle réalisait pourtant des profits. En temps normal, la réserve de crédits d’impôts héritée des années 2007 et 2008 devrait progressivement se réduire. C’est bien le cas pour Credit Suisse, dont la cagnotte s’épuise effectivement (voir graphique). Mais pas pour UBS.
Dans son cas, l’augmentation est même considérable. En un an, sa réserve à faire valoir contre des impôts futurs a progressé de plus de 900 millions de francs, pour atteindre 8,8 milliards fin 2013. Dans le même temps, celle du Credit Suisse se réduisait d’environ un milliard.
Traverser le miroir comptable
Comment expliquer cette différence? Pourquoi UBS peut-elle accumuler des crédits d’impôts, alors qu’elle réalise des profits?
Son patron Sergio Ermotti dit que sa banque continuera de ne pas payer d’impôts sur le revenu pendant au moins deux ans. Mais si des crédits d’impôts continuent d’apparaître dans son bilan, en paiera-t-elle vraiment à nouveau, un jour?
La réponse nécessite d’entrer dans un autre monde, où un franc n’est plus tout à fait un franc. C’est celui de la haute alchimie comptable, une discipline où les grandes banques règnent en maîtres. L’apparition ou la disparition des crédits d’impôts dans le bilan d’une banque relève en effet de méthodes comptables hautement complexes, alliées à des projections futures parfois très subjectives.
Un crédit d’impôt, appelé deferred tax asset, ou DTA dans le jargon financier, n’est utile que si la banque réalise un profit, sur lequel elle pourra réduire sa facture fiscale.
En cas de perte, ces DTA sont inutilisables, et donc sans valeur. Pour enregistrer un crédit d’impôt comme actif dans son bilan, la banque doit donc convaincre le percepteur qu’elle pourra l’utiliser dans un avenir proche, pour réduire l’ardoise fiscale due sur un profit attendu.
Effet pervers
Ce système, qui s’applique à toutes les entreprises, a un effet pervers dans le cas des banques trop grandes pour faire faillite. Il tend à augmenter artificiellement leurs profits par beau temps et à plomber leurs pertes dans les périodes difficiles. Ce qui n’est pas du tout le but recherché par les régulateurs.
Fin 2013 par exemple, UBS a affiché un profit de 917 millions de francs pour le trimestre, jugé suffisamment bon justifier une augmentation générale des bonus.
Il fallait lire le communiqué jusqu’au bout pour comprendre que ce résultat provenait pour moitié de l’utilisation de crédits d’impôts. Or le seul fait d’éviter de régler l’ardoise du percepteur n’est pas un modèle d’affaires, et cela ne signifie pas que les banquiers ont particulièrement bien travaillé durant cet exercice.
Vider les placards
A l’inverse, ce système encourage la direction à concentrer le plus de pertes possibles sur un même exercice, pour pouvoir accumuler des crédits d’impôts qui serviront à gonfler les bénéfices suivants. Dans le cas d’UBS, c’est exactement ce qui s’est passé en 2012.
Sur fond d’un exercice moyen, la banque a lancé une vaste et coûteuse réorganisation de sa banque d’investissement. C’est aussi le moment qu’elle a choisi pour passer une énorme provision de 3 milliards de francs sur son ancienne filiale américaine Paine Webber, qu’elle avait acquise en 2000 et dont la marque n’était plus utilisée depuis… 2003.
Enfin, le 19 décembre 2012, UBS a accepté de payer 1,5 milliard de dollars d’amende aux Etats-Unis pour avoir manipulé les taux d’intérêt mondiaux via l’indice Libor. Ces éléments conjugués ont débouché sur un déficit de 2,5 milliards de francs pour l’année.
D’où cette nouvelle salve de questions: les pertes de 2012 ont-elles été volontairement concentrées pour augmenter les stocks de crédits d’impôts? Ceux-ci ont bel et bien connu une hausse l’année suivante, en partie de manière inexpliquée, à plus de 6 milliards de francs rien que pour ceux valables en Suisse. L’amende du Libor en fait-elle partie?
Et plus largement: UBS s’est-elle fixé comme stratégie d’enregistrer des pertes tous les quatre ou cinq ans, histoire de vider des cadavres de ses placards et de regarnir du même coup son stock de tax deferred assets?
UBS n’a pas souhaité s’exprimer publiquement sur le sujet. Il n’est pas possible non plus de répondre à ces questions sur la base des centaines de pages d’états financiers publiés par la banque. UBS dévoilera son rapport annuel vendredi, mais il est peu probable qu’il donne plus de détails sur ces points précis.
Le conseiller aux Etats Vert Luc Recordon souhaite en avoir le cœur net. Il procédera prochainement à une intervention parlementaire. Il demandera des «explications précises sur le degré d’utilisations et l’origine des DTA des grandes banques».
La FINMA indique pour sa part que «de façon générale», le contrôle des crédits d’impôts revient aux auditeurs de chaque établissement.
Les régulateurs européens, eux, trouvent que l’alchimie des tax deferred assets a assez duré. Début 2013, ils ont indiqué qu’à terme, ils souhaitaient que les crédits d’impôts ne dépassent pas l’équivalent de 10% de leur capital, calculé selon les règles strictes de Bâle III.
La moyenne européenne tourne autour de 10%. En comparaison, le ratio du Credit Suisse est de 12%. Pour sa part, UBS caracole en tête du peloton des banques européennes les plus gonflées de crédits d’impôts, avec un ratio de 27%.