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Credit Suisse dénonce des dizaines de clients par erreur

Le fisc suisse travaille d’arrache-pied pour livrer des milliers de comptes du Credit Suisse aux Etats-Unis. Dans la précipitation, la banque lui a remis des informations sensibles sur des dizaines de clients qui n’ont rien à voir avec l’affaire.

«Je défends le secret bancaire», entonnait la ministre des Finances Eveline Widmer-Schlumpf jeudi lors d’une conférence à Genève. «Surtout en ce qui concerne les données», ajoutait-elle un peu mystérieusement alors qu’au même moment, dans ses propres services, une brigade de fonctionnaires travaille d’arrache-pied depuis trois mois pour livrer au plus vite les noms de milliers de clients du Credit Suisse au fisc américain.

Sous la pression des autorités américaines qui lancent chaque mois de nouvelles inculpations contre des banquiers suisses, l’Administration fédérale des contributions (AFC) a battu tous les records d’efficacité pour répondre à une demande d’entraide déposée le 26   septembre par le fisc américain, l’Internal Revenue Service (IRS). Les premiers dossiers seront prêts à être envoyés à l’Oncle Sam dans moins d’un mois, avant même que le Parlement se soit prononcé sur la légalité de l’opération.

Dans ce contexte déjà tendu, il apparaît que, parmi les comptes sélectionnés par la banque pour être transmis aux Etats-Unis, figurent les détails d’au moins des dizaines de personnes qui n’ont rien à voir avec l’affaire. Plusieurs avocats interrogés par «Le Matin Dimanche» confirment que des données financières sensibles de clients de toutes nationalités ont été livrées pêle-mêle à l’AFC, qui n’y a vu que du feu. Poursuivant sa procédure à marche forcée, l’administration a renvoyé ces milliers de pages de relevés de comptes, début décembre, à des avocats de clients américains.

Secret bancaire?

«Les informations de ces clients n’auraient jamais dû arriver jusqu’à moi», témoigne un de ces juristes, qui préfère garder l’anonymat pour ne pas se fâcher avec l’administration fiscale. Il craint aussi que «la question de la violation du secret bancaire ne se pose dans cette affaire, à un échelon ou à un autre. » Selon lui, cette méprise, conjuguée aux délais inhabituellement courts imposés dans la procédure, ne montre qu’une chose: l’Administration fédérale «panique» à l’idée que les Etats-Unis, à bout de patience, lui imposent un délai de quelques jours pour livrer les noms, comme ils l’avaient fait en 2009 dans l’affaire UBS.

Reste à comprendre comment une telle bourde a pu se produire? Comment ces relevés de comptes de clients espagnols ou britanniques ont-ils pu être dévoilés parmi ceux des Américains? Dans les cas rapportés au «Matin Dimanche» émerge un point commun entre ces personnes: celui d’avoir eu recours à une même astuce, mise en place par la banque, qui devait justement leur garantir une plus grande discrétion en affaires. Ce montage devait par exemple permettre à une personne de verser de l’argent à une autre sans lui dévoiler trop d’informations sur l’origine du paiement. Selon ce système, pour éviter un virement direct qui ferait apparaître le numéro de compte ou le nom de la société offshore d’où proviennent les fonds, l’argent est viré sur le compte d’une «entité transitaire», par exemple une société anonyme de droit suisse. Celle-ci se charge ensuite de reverser la somme au destinataire final. L’opération, qui serait relativement courante et qui n’aurait rien d’illégal, selon le spécialiste de droit bancaire Carlo Lombardini, n’impose qu’une modeste paperasserie: pour respecter les lois antiblanchiment, le donneur d’ordre doit seulement apposer son nom sur le document d’ouverture du compte, dit «formulaire A», de la société transitaire.

«Plus simple de ne pas trier»

En temps normal, cette information serait restée le secret le mieux gardé de la banque. Mais ce montage s’est retourné contre ceux qu’il devait protéger lorsque s’est ouverte la partie de pêche américaine dans les ordinateurs du Credit Suisse. N’ayant que quelques jours pour extraire les données de milliers de comptes, la banque n’a semble-t-il usé que d’un seul critère pour les sélectionner dans sa base de données: un Américain sur le formulaire A. Il aura donc suffi qu’un seul utilisateur d’une de ces sociétés transitaires tombe dans le piège pour que les informations concernant tous les autres se retrouvent automatiquement converties en fichiers PDF, transmises à l’administration fiscale suisse puis copiées sur des clés USB pour être distribuées à des avocats. «Ce sont les merveilles de l’informatique», note, amer, l’avocat Carlo Lombardini. Selon lui, face à de telles quantités de données, il est désormais «plus simple de ne pas trier», regrette-t-il. Ce pataquès informatico-administratif risque de mettre à mal toute la procédure. Plusieurs avocats interrogés par «Le Matin Dimanche» craignent que l’AFC ne dispose pas des moyens nécessaires pour masquer des noms sur ces milliers de pages de relevés, dans des dizaines de dossiers, avant que ceux-ci ne soient transmis à l’IRS. De plus, «ces clients ne seront pas ravis d’apprendre que leurs données circulent chez les services fiscaux suisses», note un avocat. Un porte-parole de l’AFC indique que contrairement à l’affaire UBS, aucune «task force» n’a été mise en place pour répondre à la demande américaine du 26   septembre. Celle-ci est traitée par le service compétent, dont les effectifs sont «renforcés de manière continue», selon l’AFC. Outre le Credit Suisse, dix banques helvétiques sont dans le viseur des autorités américaines.

De l’avis d’un fin connaisseur du monde bancaire, cette seconde attaque américaine est «plus grave encore» que l’affaire UBS. «Pas étonnant que les autorités fassent tout pour que la procédure se déroule en coulisse, observe-t-il. Si on savait avec quel empressement la Suisse se plie aux demandes des Américains, les Européens pourraient avoir l’idée de faire de même. »