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La guerre des montres

Les ventes de montres connectées explosent. Apple lancera bientôt la sienne. Où sont les horlogers suisses dans cette révolution qui s’annonce?

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 4 septembre 2014.

Et maintenant, Apple contre Swatch? La firme californienne, qui a déjà dévalisé les rentes des majors de la musique et relégué aux placards de l’histoire des géants comme Nokia ou BlackBerry, serait aujourd’hui en passe de ringardiser une des industries les plus anciennes et les plus profitables de la Suisse: l’horlogerie. Il n’a fallu qu’une rumeur pour faire naître cette hantise.

Apple serait sur le point de lancer un nouvel appareil connecté, l’iWatch, qui se porterait au poignet. Certains y voient déjà les prémices d’une de ces innovations, à la fois créatrices et destructrices, dont ce début de XXIe siècle semble avoir le secret. Ancien directeur romand d’Avenir Suisse et observateur avisé du monde horloger, Xavier Comtesse prévient: «A côté de ce qui s’annonce, la crise du quartz qu’a connue l’horlogerie suisse dans les années 80 n’était qu’une promenade de santé.»

Pour comprendre les raisons profondes de cette inquiétude, rien ne sert d’aller à Bienne ou au Locle, berceaux historiques de l’industrie horlogère helvétique. Curieusement, il est plus utile de se rendre à l’autre bout de la Suisse romande, à Sion. Il faut rejoindre la Haute école spécialisée (HES), trouver son chemin dans le dédale d’ateliers de la section Systèmes industriels, puis gravir une passerelle en métal jusqu’au bureau de Sébastien Mabillard.

En juin dernier, ce responsable de la fondation valaisanne pour la promotion économique The Ark a organisé une conférence dédiée au secteur émergent de l’«e-santé». La rencontre réunissait les principaux acteurs suisses de ce secteur mal connu mais en pleine expansion, qui promet de devenir l’un des grands enjeux sociaux et économiques du XXIe siècle. «La révolution a déjà démarré. Le rythme s’est même considérablement accéléré ces deux dernières années», observe Sébastien Mabillard.

La révolution qu’évoquait sa conférence est celle de la miniaturisation des appareils électroniques, qui permet de franchir une nouvelle étape dans l’emprise de l’informatique sur nos vies. Déjà omniprésents dans nos salons, sur nos bureaux et dans nos poches, les appareils connectés s’apprêtent à venir se coller à nos corps. Et en premier lieu à nos poignets.

knight_ride2rLes auteurs de science-fiction l’avaient déjà imaginé, mais beaucoup suivaient une fausse piste. L’idée n’est pas de susurrer à sa montre pour activer le Turbo Boost de sa Pontiac autopilotée, comme le faisait David Hasselhoff dans la série K2000 en 1982. La révolution qui vient est tout autre.

La montre connectée de 2015 veillera sur vous, en permanence. Le jour, elle mesurera votre activité physique. La nuit, elle observera la qualité de votre sommeil. Elle gardera un oeil attentif sur vos principales fonctions vitales. Peut-être même qu’un jour, en vous prévenant du danger ou en appelant les secours, elle vous sauvera la vie. Bien mieux que K2000.

Rêve ou cauchemar? Peu importe: toutes les technologies qui permettent de le faire sont déjà là. Elles sont d’abord apparues dans des bracelets électroniques destinés aux sportifs. Les précurseurs sont deux sociétés californiennes, Fitbit et Jawbone, qui sont parties de zéro pour créer le nouveau marché des «bracelets fitness».

Depuis, les mastodontes coréens de l’électronique, Samsung et LG, se sont engouffrés dans la brèche avec des montres connectées aux fonctions plus étendues, qui permettent notamment de recevoir des notifications de messages ou d’appels sans avoir à sortir le téléphone de sa poche. Les premières générations de ces appareils ont peiné à convaincre. Mais les Coréens avancent, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier.

Ces montres connectées seront l’attraction principale du Salon de l’électronique IFA, qui ouvre ses portes le 5 septembre à Berlin. Samsung y dévoilera sa nouvelle Gear S, avec écran rectangulaire incurvé, et LG présentera sa G Watch R au cadran arrondi. Motorola s’y lancera avec la Moto 360, ronde elle aussi.

Selon le cabinet d’études Canalys, les ventes de bracelets et de montres connectés ont bondi de près de 700% dans les six premiers mois de 2014, comparé à toute l’année 2013. Le cap des 25 millions de pièces serait à portée dès 2015, soit presque autant que la production annuelle de montres Swiss Made.

Le marché pour ce type de produit explose, mais l’offre est encore balbutiante et parcellaire. Certaines, comme la Gear S, cherchent à réunir toutes les fonctions d’un téléphone portable dans un appareil collé au poignet et à recharger toutes les nuits.

D’autres, comme celle de LG, sont conçues pour être une extension du smartphone. Parmi les bracelets, certains s’adressent spécifiquement aux maniaques du fitness ou du jogging, tandis que d’autres sont adaptés à un usage de tous les jours. Les uns sont simples à utiliser, les autres complexes et mal conçus.

C’est ici qu’arrive Apple, en général. Si une entreprise a déjà prouvé qu’elle savait entrer au bon moment sur le bon marché avec un produit novateur et mieux pensé que les autres, c’est bien elle. En juin dernier, la firme a dévoilé une nouvelle plateforme de programmation appelée Health Kit qui permettra aux développeurs d’applications de créer des logiciels adaptés à la mesure de données liées à la santé.

Tim Cook, le patron d’Apple en poste depuis trois ans, lance des messages codés. «Il y a beaucoup de gadgets dans cet espace, mais il n’y a rien de vraiment génial», affirmait-il il y a un an, un bracelet Fuel-Band de Nike au poignet. Avant d’ajouter: «Ce marché est mûr pour être exploré.»

Où sont les horlogers suisses dans tout ça? Ils n’étaient en tout cas pas à la conférence qui se tenait à Sion sur l’«esanté». Aucun représentant de la branche n’avait fait le déplacement, confirme Sébastien Mabillard, qui se dit «un peu surpris» par cette absence. Le thème du poignet connecté et de la cybersanté ne semble pas faire partie de leurs préoccupations actuelles. Et pour Xavier Comtesse, c’est une grave erreur.

«Le prochain cap, c’est le poignet, prédit-il. Tous les efforts de miniaturisation de l’électronique tendent vers cela. C’est d’ailleurs la même raison qui a fait passer la montre du gousset au bracelet, il y a exactement un siècle. Le poignet est le seul endroit qui permette de consulter un écran tout en poursuivant son activité. Les horlogers suisses sont persuadés que l’image de luxe et le statut social que confèrent leurs produits les protégeront toujours. Ce n’est pas dit. Les marqueurs sociaux évoluent.»

Selon lui, même sans considérer les enjeux liés à la cybersanté, la réception de notifications au poignet transformera la montre en support d’une nouvelle intimité. «Elle rendra plus naturelle et aisée la communication avec nos proches, à qui nous envoyons déjà tant de messages pour dire «je suis là», «j’arrive dans quinze minutes», «je t’aime». Le jour où une montre connectée permettra aux parents de recevoir un message disant que leurs enfants sont bien arrivés à l’école, tous en porteront.»

«Se dire que l’on va tranquillement continuer de produire des montres mécaniques hors de prix serait une erreur fatale, avertit Xavier Comtesse. Ce serait comme essayer de vendre des trains Märklin à l’époque des jeux vidéo.»

La seule question encore ouverte, estime-t-il, est de savoir si l’industrie horlogère suisse a l’ambition de faire sa place dans ce nouveau monde. Le groupe américain Fossil a déjà passé un accord avec Google pour utiliser son système d’exploitation Android Wear, spécialement conçu pour les bracelets et montres connectés. «Pas un seul horloger suisse n’a encore scellé d’alliance de ce type», s’inquiète Xavier Comtesse.

Le pire pour les horlogers est que cette révolution pourrait se dérouler sans eux. «Ils deviendraient les victimes collatérales d’une révolution qui n’a, au fond, pas grand-chose à voir avec eux», observe Xavier Comtesse. Et ce alors que d’autres acteurs – pourtant apparemment moins concernés – sont déjà bien décidés à en faire partie. Y compris en Suisse.

Swisscom, par exemple. L’ex-régie fédérale a créé une division «e-santé» en 2011 déjà. L’un de ses collaborateurs a fait une présentation très détaillée sur ce secteur lors de la conférence The Ark, notant que près de 350 000 capteurs sont déjà en fonction en Suisse pour enregistrer des données personnelles liées à la santé, qu’il s’agisse de bracelets fitness ou d’instruments connectés plus spécifiques pour mesurer la tension ou le taux de glycémie. Swisscom s’attend à ce que ce nombre soit multiplié par quatre d’ici à 2018. «Nous avons constaté un vrai boom dans l’utilisation de ces appareils depuis un an et demi», confirme Stefano Santinelli, le directeur de la division «e-santé» de Swisscom. Le marché est encore très fragmenté, explique-t-il, mais l’arrivée d’Apple pourrait rapidement changer la donne.

Stefano Santinelli précise que sa division ne mène aucune discussion concrète avec des horlogers. Swisscom n’y tient d’ailleurs pas particulièrement. «Nous mettons en place une plateforme capable de recueillir ces données et de les intégrer dans un dossier personnel. Ce système doit être compatible avec n’importe quel appareil, quel que soit son fabricant.»

«Tous les ingrédients sont réunis pour faire de la Suisse romande un berceau de ces technologies, veut croire Sébastien Mabillard. Le terrain est prêt. Nous attendons les entrepreneurs et les innovateurs de demain dans ce domaine», conclut-il. Reste à savoir si les horlogers suisses en feront partie.