Dans le monde des produits dérivés, la valse des zéros donne le tournis. Les traders d’UBS et de Credit Suisse y parient sur des dizaines de milliers de milliards de francs. Bienvenue dans la finance des ténèbres, où même la Banque nationale suisse a renoncé à compter tous les trillions.
– salut
– salut
– c mort la
– david de CS appelle au sujet des skew trades (…)
– je te dis
ils vont nous défoncer (…)
c soir tu as au moins 600m
Le 23 mars 2012 à midi passé de cinq minutes, dans la salle de trading de JPMorgan à Londres, le monde s’écroule en silence autour de deux traders français. Bruno Iksil et son assistant Julien Grout comprennent que leurs gigantesques paris sur des produits dérivés complexes sont en train de se retourner contre eux.
Les deux hommes dialoguent sur messagerie instantanée dans un français style SMS de cour de récré. Lorsqu’il tape les mots «c soir tu as au moins 600m», Bruno Iksil évoque une perte de 600 millions de dollars. Julien Grout lui demande s’il connaît «la couleur».
– rien pour le moment
ca va se negocier (…) tout en haut
et je vais en prendre pour mon grade– ah? cela t’as ete confirme
– c pas necessaire
tu ne perds pas 500M sans consequences (…)
c le bon sens qui me dit ca
Bruno Iksil, surnommé «la baleine de Londres» ou «Voldemort» à cause de la taille démesurée de ses paris sur le marché, voit juste à propos des «conséquences». Mais il est encore loin du compte dans l’estimation de ses pertes.
Au final, le débouclage de ses positions coûtera 6,2 milliards de dollars à JPMorgan, une des plus grandes pertes de trading de l’histoire. Un coup dur pour une des plus prestigieuses banques américaines, considérée comme la mieux gérée, et qui vaudra une volée de critiques contre son CEO Jamie Dimon.
Cet «accident de trading», décrit en grands détails dans un rapport de 300 pages du Sénat américain en mars dernier, éclaire le fonctionnement des banques d’affaires qui jonglent au quotidien avec d’immenses paris sur des produits dérivés.
A en croire les chiffres publiés jeudi par la Banque nationale suisse (BNS), UBS et le Credit Suisse détenaient des positions sur plus de 42 trillions (42 000 milliards) de francs de produits dérivés en 2012. Nos recherches montrent que ce montant est en réalité bien supérieur.
Dans ses activités mondiales, le Credit Suisse dépasse à elle seule le montant cité par la BNS, avec des volumes de produits dérivés de 50 trillions de francs en 2012, selon son rapport annuel. UBS arrive seconde avec un montant de 38 trillions de francs.
Total: les volumes de produits dérivés d’UBS et du Credit Suisse n’atteignent pas 42 trillions, comme l’estime la BNS, mais plus du double: 88 trillions de francs. C’est 993 fois le PIB de la Suisse.
Selon la BNS, qui a appelé jeudi les deux grandes banques à plus de transparence sur les risques qu’elles encourent, ses statistiques ne prendraient en compte que les produits dérivés émis par les maisons mères, et non par toutes les filiales.
D’après nos recherches, personne ne semble savoir pourquoi la BNS ne reporte pas toutes les positions ouvertes des banques suisses, y compris celles à l’étranger.
En comparaison internationale, les 88 trillions de francs des deux banques suisses dépassent les volumes de JPMorgan, l’américaine la plus active sur produits dérivés (65 trillions de francs fin 2012) et battent encore la teneuse du record mondial, Deutsche Bank (66 trillions de francs).
La Banque des règlements internationaux, à Bâle, estime que la totalité des produits dérivés portent sur 588 trillions de francs au niveau mondial en 2012, soit près de neuf fois le PIB de la planète.
Ces contrats à terme permettent de miser sur l’évolution future de toutes sortes de bien ou de titres financiers, sur les monnaies, les taux d’intérêt, les matières premières, les actions ou encore les dettes d’Etats ou d’entreprises.
Historiquement, ils sont utilisés par les producteurs ou les consommateurs pour se protéger contre les risques de hausse ou de baisse des prix des biens dont ils dépendent. Les compagnies aériennes, par exemple, utilisent des produits dérivés pour garantir leurs coûts d’approvisionnement en pétrole.
Or depuis le début des années 2000, les produits dérivés sont devenus un des terrains de jeu préférés – et une des principales sources de revenus – d’une douzaine de grandes banques d’affaires.
Les équipes de quelques dizaines de traders en charge de ces opérations sont généralement les mieux payés et disposent de moyens quasi illimités pour investir.
La raison est simple: les positions qu’ils accumulent sont financées par des emprunts à court terme, le plus souvent avec l’argent avancé à taux zéro par les banques centrales. Les bénéfices, eux, sont sonnants et trébuchants.
La poignée de banques d’affaires qui règnent en maîtres sur ce marché jouent le plus souvent entre elles. Les profits de l’une sont alors les pertes de l’autre. Dans leurs dialogues du 23 mars 2012, Bruno Iksil et Julien Grout évoquent avec insistance un certain «David du Credit Suisse». Plus tôt dans la journée, Bruno Iksil se confiait à un de ses superviseurs:
– il semble que les gens connaissent notre position sur le marché
– ouais
– et ils ont un commandant en chef
– pas bon ça (…)
– je peux plus me battre
je peux plus me défendre
je serai peut-être pas là lundi
Thomas Baer, porte-parole de la banque suisse, n’a pas voulu dire si les traders de JPMorgan parlaient du Credit Suisse lorsqu’ils disaient: «ils vont nous défoncer».
Bruno Iksil rapportait environ 500 millions de dollars par an à JPMorgan, selon l’agence Bloomberg. Il figurait parmi les traders les mieux payés de la banque, avec une rémunération de 7,3 millions de dollars en 2010, bonus compris.
Un exemple de ces dérivés complexes qui rapportaient tant? En 2011, une importante position du Français consistait à parier sur la faillite d’au moins deux sociétés américaines sur un panier de 100, avant une date butoir.
Un mois et demi avant l’échéance, une seule était passée à trépas. La mise de Bruno Iksil a finalement été sauvée par la banqueroute d’American Airlines. JPMorgan avait encaissé 453 millions de dollars sur cette seule opération.
Au plus haut, le Français a pu engager jusqu’à 88 milliards de dollars, avec l’aval de sa hiérarchie. Trois ans avant lui, son compatriote de la Société Générale Jérôme Kerviel avait accumulé des positions à hauteur de 50 milliards d’euros avant que celles-ci ne débouchent sur une perte de 4,9 milliards d’euros.
Ancien économiste en chef de la banque Pictet, Jean-Pierre Béguelin rappelle que «ces opérations sont basées sur des montants très importants parce que les profits attendus sont très faibles. » En clair: les paris qui engagent réellement les banques ne portent que sur une infime fraction de ces trillions de produits dérivés.
L’enjeu se monte tout de même à 9 milliards de francs pour le Credit Suisse en 2012, selon les estimations citées dans son rapport annuel.
UBS et le Credit Suisse prennent grand soin de rappeler que ces montants bruts astronomiques sont trompeurs. Pour cette dernière, ce chiffre ne sert qu’à donner une «indication du volume d’activité sur des produits dérivés dans le groupe». Il ne doit surtout pas être confondu avec une exposition ou un risque réel, explique la banque.
Dominique Morisod, ancien banquier d’affaire d’UBS, ne se laisse pas rassurer par ce discours. «Les étudiants en finance apprennent deux choses sur les dérivés: que la perte peut devenir illimitée et que la faillite d’une contrepartie fait perdre l’entier du montant du contrat».
Selon lui, «les chiffres de la BNS prêtent à confusion puisqu’ils ne donnent pas le volume exact des encours sur dérivés. Ils ne reflètent donc pas le risque réel pour la stabilité de la place financière suisse. »
Le plus surprenant est que la BNS semble d’accord avec lui. L’institution insiste même sur l’importance de ces montants, qu’elle ne compte pourtant qu’à moitié.
«Dans le cadre de son monitoring, la BNS analyse à la fois les positions brutes et les positions nettes, explique son porte-parole Walter Meier. Comme l’a montré la crise récente, il est dangereux de s’en tenir aux seules positions nettes car les stratégies de couverture ne sont pas toujours couronnées de succès et qu’il est ainsi possible de sous-estimer les risques. »
C’est peu dire. Car dans le monde des produits dérivés, les accidents ne sont pas seulement très coûteux, ils sont aussi de plus en plus fréquents. Sur les neuf pertes de trading dépassant un milliard de dollars enregistrées depuis 2008, six ont eu lieu sur des produits dérivés.
Contrairement à Jérôme Kerviel et à Kweku Adoboli, tous deux accusés d’avoir falsifié leurs opérations, Bruno Iksil aurait scrupuleusement respecté les ordres de sa hiérarchie, qui porterait l’entière responsabilité de la catastrophe. C’est en tout cas ce qu’a retenu la commission d’enquête du Sénat américain. Son rapport montre que la banque a elle-même ignoré les signaux d’alerte, au point d’augmenter sa mise alors que les pertes s’accumulaient.
Les banques sont en effet chargées de calculer elles-mêmes les risques que leur font courir leurs immenses portefeuilles de produits dérivés.
Elles utilisent pour ce faire des méthodes mathématiques complexes. Et parfois, elles se trompent. Ou elles ignorent les signaux qui leur semblent absurdes, à l’image d’un pilote qui ne croit plus son altimètre.
L’analogie aéronautique est fournie par JPMorgan. Fin 2011, les patrons du desk de Londres avaient décidé de réduire l’ampleur des paris sur dérivés, ce qu’ils appelaient entre eux «faire atterrir l’avion».
Durant les trois premiers mois de 2012, les traders avaient outrepassé leurs propres limites de risque 330 fois. La direction avait ignoré ces voyants, préférant refaire les calculs pour montrer que tout allait bien.
En mars 2012, un de ces modèles avait à nouveau déclenché l’alarme, prédisant une perte potentielle de 6,3 milliards de dollars pour l’année. Les responsables avaient décrit ce résultat comme de la «merde» et demandé une autre estimation. Le montant s’est avéré exact six mois plus tard.
Un audit interne conduit après la catastrophe a révélé que, pour évaluer leurs risques quotidiens, les traders entraient leurs données dans des tableurs Excel par copier-coller, «ce qui a conduit à des erreurs».
Dans son rapport sur la stabilité financière publié jeudi, la BNS indique que «la crédibilité des modèles internes des banques est de plus en plus remise en question par les acteurs du marché, les analystes et les autorités dans le monde entier». Elle avait déjà insisté sur ce point l’an dernier.
«Depuis, la question n’a cessé de gagner en importance», conclut la BNS.
Vendredi, le commissaire européen Michel Barnier a appelé l’Europe et les Etats-Unis à s’accorder sur une surveillance commune: «Si quelque chose se passe mal, aucun pays – même pas les Etats-Unis –, ne pourrait faire face au montant global effarant que représentent les produits dérivés.»