Alors qu’elle paradait sous les flashes d’un défilé Christian Dior à Paris, en juillet dernier, la fille du président ouzbek tentait de récupérer des centaines de millions abrités en Suisse. Sans succès. Son insistance l’a trahie.
Par Dominique Botti et François Pilet. Collaboration: Renata Libal
Lundi 2 juillet, Paris. Stars, princesses et milliardaires se pressent pour assister au défilé de la collection automne hiver de Christian Dior. On y croise Wendi Murdoch dans une petite robe translucide, Kristin Scott Thomas en tailleur blanc, Sharon Stone et ses lunettes noires de tueuse. Le très sage Antoine Arnault parade au bras d’un interminable mannequin russe.
Gulnara Karimova n’aurait manqué ce rendez-vous pour rien au monde. La fille aînée du président ouzbek Islam Karimov, surnommée «Googoosha» ou simplement «la princesse» dans son pays, est au fait de la mode de l’été 2012, qui met en avant les teintes dragées. Surtout désassorties. Mais le style détonne. Malgré un mélange bien tenté de jaune et de bleu ciel, le top couleur moutarde est un peu suspect. Plus bas, d’étranges collants irisés et des chaussures bleues ultracompensées ruinent le tableau. Sous ses atours, GulnaraKarimova, 40 ans et fille de dictateur, cache mal sa réputation de cleptocrate.
Sagement assise à sa droite sur le cliché d’un reporter mondain de l’AFP, Gayane Avakyan, jeune femme de 29 ans d’origine arménienne, fidèle secrétaire et confidente de la princesse. Vêtue d’un joli pastel à la Jil Sander, elle fait mieux que sa patronne. Tout en discrétion. Les flashes crépitent, mais la princesse et son assistante semblent avoir la tête ailleurs. Gulnara lève les yeux de son iPad pour le photographe. Gayane Akakyan reste vissée à son iPhone.
Ce jour-là, les deux femmes attendent des nouvelles de leurs banquiers suisses. Des nouvelles qui ne viennent pas, et qui ne viendront pas. Ou pas comme prévu. Gulnara Karimova ne le sait pas encore mais, au même moment, les limiers du Ministère public de la Confédération remontent une piste qui les conduira, un mois plus tard, à un trésor de 600 millions de francs abrité dans plusieurs banques suisses. Un pactole que la princesse estime être le sien. Problème: les fonds sont si habilement déguisés sous ses hommes de paille et ses sociétés-écrans que Gulnara Karimova peine soudain à y accéder. Et ce sont ses efforts pour les récupérer qui ont attiré l’attention. Ce lundi 2 juillet, sous les flashes de la Paris Fashion Week, Gulnara Karimova est peut-être en train de réaliser qu’elle a commis une erreur. Elle a perdu la clé du coffre.
La clé s’appelle Bekhzod Akhmedov. L’homme d’affaires de 39 ans est un des principaux porte-valises de la princesse. Victime d’un retournement du pouvoir ouzbek contre l’opérateur de téléphonie mobile Uzdunrobita, dont il est le directeur général, l’homme est en fuite et activement recherché dans son pays. Sans lui, impossible de récupérer l’argent caché à son nom.
Notre enquête révèle que, dans la semaine du 25 juin, quelques jours avant la parade parisienne, Gayane Avakyan s’est présentée plusieurs fois au 11 de la rue de la Corraterie, à Genève, aux bureaux de la banque privée Lombard Odier. Elle tente alors d’accéder au compte d’une société de Gibraltar, Takilant Ltd. Mais quelque chose cloche. La jeune femme ne dispose pas de tous les justificatifs nécessaires. Elle revient, le jeudi 29, accompagnée d’un autre homme d’affaires, ouzbek lui aussi. Le duo promet des explications, se dit en mesure de produire des «preuves» montrant que l’argent leur appartient.
Les banquiers sont tendus. Le seul détenteur de Takilant, selon la documentation du compte, est Bekhzod Akhmedov. Mais l’homme est introuvable. Pire: des articles parus dans la presse ouzbeke affirment que leur client est poursuivi pour fraude dans son pays, qu’il aurait été arrêté enRussie et extradé vers Tachkent. Et voilà que des Ouzbeks se présentent à la banque pour mettre la main sur le compte. C’en est trop. Le lendemain de la visite de Gayane Avakyan, le 30 juin, Lombard Odier adresse une déclaration de soupçon de blanchiment aux autorités fédérales. La justice se penche sur l’affaire et confirme les doutes de la banque. Des documents auraient été falsifiés, probablement en Ouzbékistan. Les enquêteurs placent leurs filets.
Le 31 juillet, deux Ouzbeks sont arrêtés à Genève, apparemment après une nouvelle visite à la banque. Les deux hommes, Aliyer Irgashev et Sharuh Sabirov, sont des cadres de Coca-Cola Ouzbékistan, une filiale ouzbeke connue pour être sous la coupe de Gulnara Karimova. Deux autres sont recherchés par les autorités suisses. Selon nos informations, il s’agirait de Gayane Akakyan et de Bekhzod Akhmedov. L’avocat genevois de la jeune femme n’a pas répondu à nos messages cette semaine.
Les fils de cet imbroglio font apparaître un jeu de sociétés-écrans et de comptes en banque qui ont servi, depuis une dizaine d’années, à une série de transactions suspectes sur le marché de la téléphonie mobile en Ouzbékistan. On y retrouve le puissant conglomérat russe Sistema et l’opérateur suédois TeliaSonera. Tous deux ont versé des centaines de millions d’euros, entre 2004 et 2007, à la société Takilant Ltd, via des banques an Asie, pour s’implanter dans ce pays de 30 millions d’habitants.
La méthode est celle des cleptocrates, qui touchent leur obole sur des attributions de «licences», des privatisations de sociétés d’Etat ou par la confiscation pure et simple d’entreprises privées. En la matière, Gulnara Karimova n’en est pas à son coup d’essai. La princesse n’apparaît jamais – ou presque – au premier rang. Les fonds extorqués sont confiés à des hommes de paille, sous couvert d’activités économiques prétendument légitimes. Dans le cas de Takilant, c’est l’homme d’affaires Bekhzod Akhmedov qui jouait ce rôle. Avant qu’un retournement ne bouleverse son destin.
L’intérêt de Gulnara Karimova pour les télécommunications ne date pas d’hier. En avril 2007, l’ambassadeur américain à Tachkent, John Purnell, note le récit d’une rencontre «impromptue» avec la princesse dans un câble diplomatique rendu public par WikiLeaks. La fille aînée du président vient lui donner son avis sur une société américaine, Coscom, une des premières à avoir investi dans la téléphonie mobile en Ouzbékistan. Les Américains ne comptaient pas vendre, mais fin 2006 l’entreprise subit les assauts répétés du régulateur des télécoms ouzbeks, qui mettent en danger son activité.
Face à l’ambassadeur, Gulnara Karimova exprime alors son souhait: que Coscom soit cédée. A qui? Peu importe, les candidats ne manquent pas: le russe Sistema et son groupe MTS sont intéressés, de même que les Suédois de TeliaSonera, via Fintur Holdings, une coentreprise montée avec le milliardaire turc Mehmet Karamehmet. «Fintur ne négocie pas directement avec Gulnara, écrit John Purcell, mais passe par les bons offices d’un intermédiaire, Bekhzod Akhmedov», raconte John Purnell dans son câble.
En juillet 2007, TeliaSonera entre progressivement au capital de Coscom, que les Suédois rebaptisent Ucell. La chaîne suédoise SVT a révélé il y a dix jours que lors de l’opération, TeliaSonera avait versé plus de 300 millions d’euros à Takilant Ltd. Une filiale de Takilant enregistrée à Londres, Panally Ltd, donne une idée des destinataires de la somme. Sa secrétaire? Gayane Avakyan. Son détenteur effectif: Bekhzod Akhmedov.
Août 2012, autre entreprise, même méthode. Elle s’applique cette fois au groupe russe Sistema, et à son opérateur local, Uzdunrobita. Le conflit a commencé, le 6, par des accusations du régulateur ouzbek: violation des règles anticartellaires, entorses à la «protection des consommateurs». A ce stade, les autorités réclament 80 millions de dollars d’amende. Face au refus de MTS, l’affaire s’envenime. Le 27 août, quatre cadres ouzbeks du groupe sont jugés pour fraude fiscale. L’audience dure 14 minutes. Le directeur russe est libéréin extremissuite à l’intervention directe de Moscou auprès du président Islam Karimov.
MTS avait racheté Uzdunrobita en 2004 alors que l’opérateur était dirigé par… Gulnara Karimova en personne. Les Russes avaient déboursé 370 millions de dollars pour l’acquérir. Là encore, selon nos sources, une partie de la somme avait fini sur les comptes de Takilant Ltd. Des documents boursiers montrent que la première tranche de 121 millions avait été versée par MTS le 2 août 2004. Panally Ltd avait été créée à Londres quatre jours plus tôt, le 29 juillet.
La violence de l’assaut ouzbek contre MTS laisse les observateurs pantois. Les regards se tournent vers Gulnara Karimova. Pourquoi aurait-elle décapité une société russe, qui avait dûment payé son ticket d’entrée sur le marché ouzbek? Un avocat zurichois, fin connaisseur de l’Ouzbékistan mais qui ne souhaite pas s’exposer publiquement dans ce contexte tendu, donne une clé de lecture. Selon lui, l’enjeu pourrait porter sur les profits accumulés par Uzdunrobita à l’étranger. «S’il est facile pour des groupes internationaux d’investir en Ouzbékistan, il est beaucoup plus difficile, voire impossible, de faire sortir de l’argent du pays», note-t-il. A moins d’utiliser des canaux officieux. Ceux sur lesquels Gulnara Karimova garde la haute main via ses hommes de paille. Bekhzod Akhmedov et Takilant Ltd, par exemple.
A l’époque où la société écran de Gibraltar percevait son obole sur les ventes successives d’Uzdunrobita et de Coscom, l’affaire ne concernait pas encore la Suisse. Selon nos informations, les comptes en banque de Takilant étaient alors hébergés en Asie. La situation a changé, après 2008, avec l’arrivée d’un jeune banquier américain d’origine russe, Alexander Kotchoubey. Formé à New York chez Brown Brothers Harriman et Merrill Lynch, il avait rejoint le groupe Renaissance, actif dans la gestion de fortune en Russie, en Europe de l’Est et en Asie centrale.
C’est lors de son passage chez Renaissance qu’Alexander Kotchoubey a fait la connaissance de Bekhzod Akhmedov. Le jeune homme d’affaires ne laissait rien paraître de son rôle de porte valises de GulnaraKarimova. L’Ouzbek cultivait alors une image de «tycoon» des télécoms, enrichi par la vente à MTS d’Uzdunrobita, une compagnie qu’il aurait contribué à créer. Bekhzod Akhemdov multipliait les affaires et sa fortune grandissait à vue d’œil. En 2008, Alexander Kotchoubey est embauché par Lombard Odier comme chasseur en chef de grandes fortunes russes. Peu après, Bekhzod transfère progressivement ses avoirs auprès de la banque genevoise. Et Takilant Ltd installe ses comptes à Genève.
Interrogée vendredi, Lombard Odier confirme qu’Alexander Kotchoubey ne travaille plus pour l’établissement. «De manière générale, la banque ne commente pas les départs au sein son personnel», indique seulement la banque.
Il y a quelques mois encore, Bekhzod Akhemdov, portant toujours une carte de visite MTS, travaillait dur pour satisfaire sa princesse. En 2011, il rachète le château de Groussay, à 45 kilomètres de Paris. A ses côtés au sein de la société Rubis International qu’il crée pour l’opération, figure un autre Ouzbek, Rustam Madumarov. Plus connu sous son nom de scène, DADO, ce chanteur pop n’est autre que le boyfriend attitré de GulnaraKarimova. Le 6 août dernier, alors que s’ouvre l’assaut contre MTS, le nom de Bekhzod Akhmedov est rayé de la courte liste des administrateurs de Rubis International.
L’apparition de Rustam Madumarov dans ce feuilleton fait naître toutes les rumeurs. Le bellâtre a-t-il vu un concurrent en la personne du très grisouille Bekhzod Akhmedov? Peu probable. Ou plutôt, les Russes de MTS en ont-ils eu assez de voir un agent de la princesse ponctionner des profits abrités sur des comptes suisses qu’ils estiment être les leurs, le tout pour financer le train de vie de la princesse et de son compagnon chanteur? Gulnara Karimova a-t-elle simplement voulu reprendre ce qu’elle avait déjà vendu une fois, l’opérateur Uzdunrobita?
Si la question du mobile reste ouverte, la foire d’empoigne a commencé pour savoir qui pourra récupérer les centaines de millions gelés en Suisse. Si le blanchiment est avéré, le droit prévoit que somme revienne aux «parties lésées». Tachkent a déjà abattu ses cartes. L’Etat ouzbek réclame désormais 900 millions de dollars à MTS dans le cadre de son enquête pour «fraude fiscale». Mercredi, des représentants de MTS sont intervenus lors d’un sommet de l’OSCE à Varsovie, exigeant des «sanctions internationales». Le groupe russe souhaite notamment que les biens des dignitaires ouzbeks puissent être saisis à l’étranger.