Depuis la fin des années 90, la place financière suisse se considérait comme «une des plus propres du monde». L’argument n’était pas seulement publicitaire. C’était un des piliers du secret bancaire fiscal.
Cet article est paru dans L’Hebdo du 12 février 2015.
«Je n’ai aucune crainte de cas de blanchiment dans notre banque. Quel que soit le pays, nous sommes très stricts là-dessus. S’il y avait le moindre souci, nous l’aurions dénoncé.»
Alexandre Zeller, alors CEO de HSBC Private Bank, se montrait très sûr de lui dans une interview accordée au Matin Dimanche en décembre 2009. C’était six mois après l’annonce du vol de données par l’informaticien Hervé Falciani. Le ministre français du Budget, Eric Woerth, disait alors disposer d’une liste de 3000 noms de fraudeurs.
Au même moment, la direction de HSBC assurait que la fuite ne portait, à sa connaissance, que sur dix noms.
Alexandre Zeller n’avait aucune idée de la tempête qui allait s’abattre sur sa banque. Il ne se doutait pas que HSBC Private Bank aurait le triste privilège de laisser son nom dans l’histoire comme la première banque suisse à voir la liste entière de sa clientèle lui échapper.
«S’il y avait le moindre souci, nous l’aurions dénoncé.» Vraiment? Les données volées par Hervé Falciani racontent une tout autre histoire. Elles montrent que les pires trafics que la Suisse avait décidé de bannir après les grandes affaires de «blanchissage» des années 80 et 90 ont perduré au sein de HSBC, jusqu’à une période très récente.
L’affaire du trafiquant Shimon Yelinek et des dealers d’Atlanta que nous révélons aujourd’hui n’est qu’un cas parmi d’autres. Mais il est exemplaire.
Il montre comment, en 2004 encore, des trafiquants ont pu reproduire presque à l’identique les schémas de blanchiment que leurs prédécesseurs du cartel de Medellín employaient déjà, dès les premières affaires du genre, dans les années 80.
Des liasses de narcodollars virées incognito sur des comptes suisses via des bureaux de change de banlieues américaines? Le procédé ressemble à s’y méprendre à celui utilisé, il y a presque trente ans, dans l’un des scandales qui avaient durement touché la Suisse. L’affaire avait conduit à un des plus importants scandales politiques de l’histoire du pays.
En juillet 1988, un jeune procureur du Tessin, Dick Marty, avait fait arrêter deux frères libanais, Jean et Barkev Magharian, dans leur chambre d’hôtel à Zurich. L’argent qu’ils brassaient provenait, entre autres joyeusetés, d’une filière turco-bulgare d’importation d’héroïne et de la vente de cocaïne aux Etats-Unis par le cartel de Medellín.
L’argent sale était envoyé par des centaines de virements depuis des petits bureaux de change et des joailleries de Los Angeles, de New York et de Houston, pour atterrir sur le compte de la Republic National Bank appartenant à une société zurichoise, la Shakarchi Trading.
Cinq mois après l’arrestation des Magharian, le scandale provoquait la démission de la première femme élue à un poste de ministre en Suisse, Elisabeth Kopp. La presse avait révélé qu’elle avait averti son mari, Hans W. Kopp, alors administrateur de la Shakarchi, de l’existence de l’enquête.
Vertige de l’histoire. Quand il échappait à la justice suisse, dans la nuit du 22 décembre 2008, Hervé Falciani ne se doutait certainement pas que le nom de l’avocat Hans Werner Kopp et ceux de la famille Shakarchi figuraient quelque part dans les tréfonds des fichiers stockés sur son Mac-Book Pro.
Vérifier la provenance des fonds
Après l’affaire Kopp et toutes les autres qui ont suivi au fil des années 90, instruites par une nouvelle génération de procureurs comme Dick Marty, Bernard Bertossa et Carla Del Ponte, la Suisse avait fini par se doter d’un arsenal légal toujours plus strict destiné à lutter contre le blanchiment.
Ces règles, introduites le 1er avril 1998, obligeaient les banquiers à faire ce qu’ils avaient toujours refusé jusque-là: vérifier la provenance des fonds qui leur étaient confiés. Pour la première fois, la notion de «défaut de vigilance en matière d’opérations financières» faisait son entrée dans le Code pénal.
Depuis lors, et pendant près de vingt ans, la place bancaire suisse s’est considérée comme «une des plus propres du monde».
Cet argument n’était pas seulement publicitaire. Il servait de clé de voûte à la muraille du secret bancaire fiscal. «C’était une façon de dire que, si les banques n’avaient pas à se préoccuper du statut fiscal de leurs clients, elles pouvaient assurer que l’argent n’avait aucun lien avec le crime», explique Dick Marty.
Pour les banquiers suisses, l’exercice consistait à fermer un œil en ouvrant l’autre. Cette drôle de mimique n’a jamais vraiment convaincu à l’étranger. «Nos partenaires ne cessaient de nous rappeler que les comptes non déclarés servaient aussi, bien souvent, à abriter le revenu d’activités illicites», poursuit Dick Marty.
Peu importe, puisque l’affaire était entendue: en Suisse, point d’argent du crime. Pour les procureurs étrangers, il était presque impossible d’obtenir l’entraide de la justice suisse sur de tels soupçons. Sans preuves, pas d’entraide. Et sans entraide, pas de preuves.
C’était exactement ce message qu’Alexandre Zeller tentait de faire passer, fin 2009, alors que le procureur de Nice venait de mettre la main sur la liste des clients de HSBC.
«M. Montgolfier parle de «déceler s’il y a des soupçons de blanchiment», parce que c’est la seule façon pour lui de garder ce dossier, dénonçait-il. Cette affaire criminelle de piratage informatique s’est transformée en une affaire politique qui dépasse le seul cadre de notre banque. C’est toute la place financière suisse qui est concernée, mais également le pays et le respect de son ordre juridique.»
Ces envolées n’ont servi à rien. Les limiers français s’étaient déjà mis au travail. Dès 2009, les autorités ont passé au crible les 2956 noms de clients français dans les registres judiciaires et d’Europol. Le résultat? Cent trente d’entre eux – 4% du total – étaient connus des services de police. Ces filets ont remonté des profils variés, et c’est peu dire.
Certains clients de HSBC Genève trempaient dans des affaires de recel de métaux volés par des «gens du voyage» sur les lignes SNCF. D’autres dans des vols à l’astuce chez des personnes âgées. Outre ce menu fretin, les policiers français sont aussi tombés sur des malfaiteurs de premier ordre, impliqués par exemple dans un trafic international de stupéfiants qui a inondé la région de Marseille de 2003 à 2009. Ces enquêtes sont toujours en cours aujourd’hui.
«Il est important de savoir ce qui n’a pas fonctionné», estime aujourd’hui Dick Marty. L’ancien procureur pose la question qu’aucune autorité suisse n’a encore souhaité aborder: «Les règles antiblanchiment ne sont-elles pas à la hauteur? Ou la banque les a-t-elle mal appliquées, volontairement ou non?»
A qui la faute?
L’Hebdo a confronté plusieurs anciens employés aux cas de blanchiment révélés par les archives de la banque. La réaction la plus courante était une paire d’yeux ronds et un silence embarrassé.
L’un d’entre eux, sous le couvert de l’anonymat, a mis en cause le système informatique. Selon lui, les systèmes de contrôles internes étaient «percés de trous». Ils ne permettaient pas de vérifier automatiquement la présence de noms de personnes recherchées ou de personnalités politiquement exposées dans les listings de la banque.
L’explication est un peu courte.
Dans une lettre adressée aux partenaires de l’opération SwissLeaks, HSBC a admis sa faute avec une franchise rare. «Nous reconnaissons que la culture du respect des obligations et des normes de diligence raisonnable de HSBC Private Bank Suisse, et du secteur des banques privées en général, était nettement inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui.»
La direction de la banque va jusqu’à se défausser sur la Republic National Bank et sur son fondateur, Edmond Safra. Le banquier libanais est décédé dans l’incendie de son appartement à Monaco, en décembre 1999.
HSBC lui avait racheté son établissement pour 10 milliards de dollars sept mois plus tôt.
«L’entreprise Republic/Safra s’adressait à une clientèle très différente et possédait une tout autre culture que HSBC, explique aujourd’hui sa direction. De trop nombreux petits comptes à hauts risques ont été conservés.» La banque assure avoir fait le ménage dès 2012. Mais sans expliquer pourquoi elle a attendu treize longues années pour se débarrasser de tous ces «petits comptes à hauts risques».
De façon surprenante, l’affaire Falciani n’est peut-être même pas la raison principale de ce grand coup de balai.
En 2012, HSBC a fait l’objet d’une enquête du Sénat et de la justice américaine, qui avait mis au jour des failles monstrueuses dans ses procédures de contrôles anti-blanchiment. Les cartels mexicains de la drogue en avaient profité pour blanchir des milliards de dollars. Les poursuites ont été suspendues en échange d’une amende de 2 milliards de dollars.
La justice américaine a contraint la banque à renforcer ses contrôles internes dans le monde entier. Y compris en Suisse.
«Nous reconnaissons et sommes responsables des manquements passés»: cette phrase donnée en réponse par HSBC à l’opération SwissLeaks est un copier-coller des excuses faites devant la justice américaine. Reste à savoir si les autorités suisses la prendront pour argent comptant.