Les autorités américaines ont saisi un précieux marbre romain dans un entrepôt à New York. Estimé à 4 millions de dollars, il venait de Suisse. Près de dix ans après l’introduction de lois censées empêcher ces trafics, le «marché» des antiquités reste florissant.
Le 20 février dernier, l’agent spécial Daniel Brazier a soulevé avec précaution le couvercle d’une grosse caisse en bois dans un entrepôt anonyme de Long Island. Sous ses yeux est apparue la silhouette élégante d’une femme, endormie depuis 2000 ans sur son sarcophage de marbre.
Les agents du Département de la sécurité intérieure (Homeland Security) suivaient probablement la belle depuis plusieurs mois. Le précieux marbre avait été brièvement exposé dans un centre culturel de Manhattan, la Park Avenue Armory, en mai dernier. Il y était mis en vente par une société genevoise, Phoenix Ancient Art, pour 4 millions de dollars.
Une fois la pièce entre leurs mains, les agents américains ont alerté leurs confrères italiens du «Comando Tutela del Patrimonio Culturale», la division des carabiniers en charge des biens culturels. Leur réponse ne s’est pas fait attendre.
Le sarcophage figure sur une liste d’objets écoulés par Gianfranco Becchina, un galeriste établi à Bâle, poursuivi depuis 2002 par les autorités italiennes pour trafic d’antiquités. Conclusion: la belle endormie appartient à la République italienne, et doit lui être rendue. Ce sera fait dans les prochains jours, ont assuré les Américains.
Plus-values colossales
L’objet devrait ainsi enfin trouver la place qui lui revient – dans un musée – après un parcours de plus de trente ans dans les coffres de riches collectionneurs entre Bâle, Genève et New York.
Malgré ce happy end, le retour à la lumière de la belle endormie fait ressurgir des souvenirs embarrassants pour la Suisse, qui a longtemps servi de plaque tournante pour le trafic d’antiquités pillées aux quatre coins du globe. Des lois introduites dès 2005 auraient dû mettre un terme à ces trafics. Mais visiblement, rien n’y fait.
Selon Marc-André Haldimann, ancien conservateur du Musée d’art et d’histoire de Genève, l’arrivée massive de capitaux sur le marché de l’art ces dernières années a relancé l’attrait pour le commerce des antiquités, où des spéculateurs peuvent réaliser des plus-values colossales.
«Ils jouent à la Bourse avec des antiquités, se désole l’archéologue. Ce marché est actuellement très haussier, et il sert de valeur refuge. »
La saisie du sarcophage prouve que, près de dix ans après l’introduction de la loi fédérale sur le transfert des biens culturels (LTBC), il est toujours possible pour des collectionneurs et des intermédiaires suisses de détenir, d’exporter et de revendre impunément des œuvres pillées, ou au moins celles entrées en Suisse avant 2005.
Pire: elle montre aussi que les personnages sulfureux qui sévissent depuis parfois plus de trente ans sur le marché helvétique des antiquités sont toujours à l’œuvre.
Pour retracer l’histoire du sarcophage, les carabiniers italiens se sont appuyés sur les archives de Gianfranco Becchina, 140 classeurs et 130 000 documents saisis en 2002 par les autorités suisses et italiennes dans sa galerie bâloise, Palladion Antike Kunst.
Ces documents montrent que Gianfranco Becchina avait acheté la pièce de marbre – alors brisée en deux – en 1981 à un trafiquant italien pour 7,5 millions de lires.
Il l’avait rapportée à Bâle et revendue quelques semaines plus tard pour 80 000 francs au célèbre collectionneur genevois George Ortiz, l’héritier du «roi de l’étain» bolivien Simon Patiño. Le sarcophage avait été exposé quelques mois au Musée historique de Berne, en 1983. Puis, plus rien. Jusqu’à sa mise en vente, 31 ans plus tard, à New York, par Phoenix Ancient Art pour 4 millions de dollars.
Le marchand confirme qu’il agissait pour le compte de Noriyoshi Horiuchi, un collectionneur japonais, proche de Gianfranco Becchina, déjà impliqué dans la saisie de près de 20 000 objets anciens aux Ports Francs de Genève en 2009. Noriyoshi Horiuchi l’aurait acquis dans des circonstances inconnues auprès de George Ortiz avant son décès, le 8 octobre dernier, à l’âge de 86 ans.
La collection maudite
George Ortiz avait constitué une impressionnante collection d’art antique et primitif, à une époque où l’on se souciait peu de la provenance des œuvres, explique Marc-André Haldimann.
La vente du sarcophage, suivie du décès de son ancien propriétaire, conduit les experts à s’interroger sur le destin de la collection constituée de plus de 1000 pièces, dont certaines de premier plan.
«Si la vente du sarcophage indique que la collection Ortiz est maintenant vendue à l’encan, ce serait une catastrophe», s’inquiète Laurent Flutsch, directeur du Musée romain de Lausanne et auteur du livre «Le pillage du patrimoine archéologique».
Le fils aîné du collectionneur, George Ortiz junior, promet qu’il n’en est rien: «Il n’y a aucune feuille de route concernant la collection», assure-t-il. Les héritiers Ortiz seraient actuellement plus préoccupés par les aspects fiscaux de la succession, puisque la fameuse collection pourrait aujourd’hui s’avérer invendable. Du moins officiellement.
Gianfranco Becchina est sorti de son silence vendredi. Dans une prise de position adressée à la RAI, il rejette les accusations italiennes, affirmant que la transaction s’est déroulée en Suisse, où, selon lui, le commerce des antiquités n’est soumis à «aucune restriction».