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Amis des stars et des barbouzes, Nagra revient en mains familiales

La logique économique aurait voulu que Nagra Audio, qui emploie 40 personnes à Cheseaux, passe à la trappe de l’Histoire. Les Kudelski reprendront à titre privé cette société hautement symbolique pour eux. Pour mieux la développer.

 

Imaginez cette rencontre ultrasecrète entre diplomates américains et soviétiques, au plus fort de la guerre froide. Costumes gris, chapeaux mous et mateaux longs. Un étrange grésillement interrompt soudain les négociations. Silence de mort. Un Soviet brise la glace, pince-sans-rire: «C’est le moteur de votre Nagra qui a un problème, ou c’est le mien?» L’anecdote était rapportée par le magazine américain New Scientist dans son édition de septembre 1976.

Bijou de famille

Pendant plus d’un demi-siècle, les enregistreurs Nagra ont incarné la fiabilité, l’innovation, et surtout la haute valeur ajoutée du made in Switzerland, partout autour du monde. Trois fois au moins, la petite entreprise a rebondi, depuis un premier lot de 100 enregistreurs fournis à la RAI pour les Jeux olympiques de Rome en 1960, avant d’atteindre un statut d’indétrônable dans l’industrie cinématographique, puis d’opérer une percée aussi discrète que lucrative dans le monde des espions et des enquêtes sous couverture. Pendant sept ans, de 1966 à 1973, chaque épisode de la série «Mission Impossible» s’ouvrait sur un Peter Graves prenant ses ordres sur un Nagra SN-S – pour Série Noire, version stéréo – dont la bande s’autodétruisait dans une fumée blanche après cinq secondes.

Secrets d’hier et d’aujourd’hui

Il s’en est fallu de peu, lundi dernier, pour que ces souvenirs soient définitivement rangés dans des cartons. Nagra Audio, qui emploie une quarantaine de personnes à Cheseaux, aurait pu connaître le même sort que l’ancienne usine Zyma de Nyon, dont Novartis a annoncé la fermeture il y a dix jours, après 94 ans d’existence. Au lieu de cela, les Kudelski ont choisi d’extraire Nagra Audio de leur entreprise cotée en Bourse pour la reprendre en mains familiales. Dès 2012, la marque historique fondée en 1951 par Stefan Kudelski, le père d’André, redeviendra une société entièrement privée. L’entreprise ne donne aucun détail sur le montant de la transaction, ni sur ses modalités.

Kudelski père et fils ont ce point commun: leurs succès respectifs d’entrepreneurs reposent non seulement sur l’innovation technique, mais aussi sur l’extrême discrétion exigée par leurs activités. Des enregistreurs portables aux cartes à puces antipirates, Stefan et André ont tous deux été amenés à protéger les secrets les mieux gardés de leurs clients.

Aujourd’hui encore, Nagra Audio préfère mettre en avant ses Emmies et ses Oscars reçus à Hollywood plutôt que ses liens anciens et profitables avec le monde des barbouzes. Si Richard Nixon massacrait ses écoutes sur un enregistreur Sony TC-800B bas de gamme, d’autres à Washington ont su miser sur la qualité suisse, dès les années 70.

En 1991 encore, des journalistes américains cherchaient à comprendre ce qui pouvait bien pousser plusieurs agences gouvernementales, dont le FBI, à confier sans appel d’offres un mandat de plusieurs millions de dollars à une petite société inconnue, Nagra Magnetic Recorders, filiale du groupe de Cheseaux. Le gouvernement américain était prêt à dépenser 4000 dollars pièce pour un enregistreur portable de haute qualité, capable de survivre aux rudes conditions des écoutes sur le terrain, caché dans des voitures ou scotché sur le dos suant d’une taupe en infiltration. Le projet était si cher au cœur du responsable du FBI, James B. Reames, que l’appareil a fini par porter son nom, le Nagra JBR.

Cette même année, en mars 1991, la gazette interne de Kudelski parlait d’un autre projet novateur de l’entreprise, qui s’étendait au-delà de «son activité traditionnelle, l’audio». Il s’agissait de la télévision payante, où un premier gros client, Canal Plus, souffrait du piratage en masse de son décodeur de l’époque, le «Discret 11». Vingt ans plus tard, Kudelski réalise près de 600   millions de francs de chiffre d’affaires dans ce secteur. Nagra Audio réalise des ventes inférieures à dix millions, et reste déficitaire.

La séparation du groupe n’a rien d’une mise à l’écart, assure aujourd’hui Kudelski. Elle permettra de développer les deux secteurs historiques de Nagra Audio, la hi-fi haut de gamme et les appareils d’enregistrements professionnels. A cela s’ajoute aussi une spécialité «sécuritaire», un domaine où la petite société familiale compte encore bon nombre de «clients discrets, dans le monde entier», adeptes de certains de ses produits «très novateurs», résume le porte-parole, Daniel Herrera.