dans Pictet & Cie

Au tour de Pictet

La justice américaine est remontée jusqu’à la prestigieuse banque privée lors d’une enquête pour fraude fiscale. L’établissement a collaboré avec les autorités et assure n’avoir rien à se reprocher. Les procureurs américains feront tout pour en avoir le cœur net.

Un nouveau coup de tonnerre s’abat sur la place bancaire genevoise. Après les enquêtes ouvertes contre onze établissements suisses, le nom de la première banque privée du pays, Pictet & Cie, apparaît à son tour dans le conflit fiscal entre la Suisse et les Etats-Unis. Les autorités américaines sont remontées jusqu’à elle au hasard d’une enquête sur deux hommes d’affaires de Phoenix et un avocat de San Diego, tous trois accusés d’avoir caché des millions de dollars en Suisse sous le couvert de sociétés écran.

Christopher Rusch

Inculpé pour fraude fiscale, le trio est actuellement sous les verrous. «Le Matin Dimanche» avait révélé il y a deux semaines les circonstances de l’arrestation de l’avocat, Christopher Rusch, le 29 janvier dernier à Panama alors qu’il rentrait d’une conférence sur le thème «vivre et investir outre-mer» organisée à Medellín, en Colombie. Son acte d’inculpation faisait apparaître une grande banque privée suisse, la «Swiss bank A», établie à Genève. Interrogée, Pictet avait menacé le journal de poursuites «civiles et pénales» si son nom était mentionné en relation avec cette affaire.

Près de 130 pages de documents judiciaires américains obtenus cette semaine par «Le Matin Dimanche» fournissent désormais la preuve que la «Swiss bank A» est bien Pictet & Cie. La justice américaine était sur la piste des comptes genevois des deux hommes d’affaires depuis près de deux ans. Ces informations avaient fait l’objet d’une demande d’entraide administrative par les Etats-Unis, comme le confirme aujourd’hui Pictet. La banque a renvoyé l’ensemble des documents concernant ces comptes dans le cadre de cette procédure en novembre 2010. Elle dit n’avoir plus eu de nouvelle des autorités au sujet de l’affaire depuis cette date.

Stephen Kerr, le 2 mai 2009, lors d’une réception au Colorado National Gulf Club à Erie, près de Denver. Cet investisseur américain avait racheté ce terrain avec le restaurant attenant, six mois plus tôt, en rapatriant 2 millions de dollars depuis son compte non déclaré chez Pictet & Cie, à Genève.

Outre son penchant pour l’Amérique latine, Christopher Rusch jouissait d’excellentes connexions en Suisse, où il se rendait régulièrement. L’avocat avait d’abord ouvert les comptes de ses deux clients chez UBS, avant de transférer leur contenu vers Pictet en 2007. Deux millions de dollars ont ensuite été rapatriés vers les Etats-Unis via la banque genevoise fin 2008. La somme a notamment servi à l’achat d’un terrain de golf dans le Colorado.

Le fisc américain (IRS) est remonté jusqu’à Pictet en suivant les transferts opérés depuis les comptes UBS inscrits aux noms de deux sociétés écran, Red Rock Investment SA, et Legacy Asset Management SA, toutes deux spécialement enregistrées à Zoug par l’intermédiaire de Chris Rusch. L’avocat facturait ce service 55 000 dollars, avec un rabais à 45 000 dollars pièce pour deux sociétés livrées clés en main avec boîte aux lettres et comptes bancaires.

Pictet précise que les comptes ont été clôturés en 2009 à l’initiative de la banque, lorsque les deux clients ont refusé de produire un formulaire fiscal américain prouvant que leurs avoirs étaient déclarés aux Etats-Unis. En conclusion, la banque est catégorique: elle s’est «pleinement conformée aux lois suisses et américaines» et n’a «strictement rien» à se reprocher dans cette affaire, comme l’assure son porte-parole Frank Renggli.

Ancien procureur en Floride ayant participé à l’instruction contre UBS en 2008, l’avocat Jeffrey Neiman se montre plus circonspect. Selon lui, «l’affaire en Arizona laisse penser que des violations des lois fiscales américaines ont pu avoir lieu». Il rappelle qu’aux yeux des procureurs américains, «les sociétés écran suisses n’ont pu être créées qu’avec l’intention de cacher l’identité des détenteurs des comptes et ainsi éviter l’obligation de les déclarer».

Selon Jeffrey Neiman, les enquêteurs américains exploreront toutes les pistes du dossier pour tenter de savoir si des collaborateurs de Pictet ont pu offrir une assistance active à des clients en délicatesse avec le fisc, ou si l’établissement a sciemment violé les lois fiscales américaines qu’elle s’était engagée à respecter. Bien qu’instruite en Arizona, l’affaire est suivie par deux enquêteurs expérimentés de la division fiscale du Département de la justice, basés à Washington.

Une éventuelle violation du droit américain serait d’autant plus délicate à gérer pour Pictet que la banque entretien une importante activité de gestion de fortune déclarée aux Etats-Unis, via une filiale enregistrée auprès des autorités boursières (SEC). Ses avoirs sous gestion se montent à 3,2 milliards de dollars.

«Le fait que Pictet opère une activité enregistrée sur sol américain l’expose plus encore, estime Jeffrey Neiman. Les Etats-Unis ont certes étendu leur interprétation juridique le plus loin possible pour criminaliser des actes longtemps considérés licites en Suisse, mais en s’enregistrant sur sol américain, Pictet s’est soumis à l’entière portée du droit américain», prévient-il.

Outre tout l’historique des comptes chez UBS et Pictet, la procureure d’Arizona en charge du dossier cherche actuellement à produire d’autres éléments de preuve, dont des écoutes téléphoniques. Ces enregistrements pourraient éclairer les liens de Christopher Rusch avec ses intermédiaires en Suisse, notamment avec un gérant indépendant, P. G. , qui avait supervisé le transfert des comptes d’UBS vers Pictet. L’avocat s’oppose à leur production en justice, arguant que ces informations sont couvertes par le secret professionel. Le tribunal tranchera dans les jours qui viennent.