L’analyse des 2,5 millions de documents des Offshore Leaks dévoile le rôle important joué par des avocats et intermédiaires suisses. A l’image des banques, ils vont devoir rendre des comptes
Titus Platter, Catherine Boss et François Pilet
(Article paru dans Le Matin Dimanche, la SonntagsZeitung et Le Monde)
Read in english: After Multi-Million Inheritance, Playboy Sachs Goes Offshore
Au moment de commander le kit offshore à 2700 dollars pour créer une société écran aux îles Cook, le 15 septembre 1993, l’avocat zurichois Peter Hafter était loin d’imaginer ce qui allait arriver.
Vingt ans plus tard, le fax en question, les e-mails qui ont suivi, ainsi que toutes ses communications d’affaires avec Portcullis Trustnet, à Rarotonga, la plus grande des îles de l’archipel, allaient être copiés, avant d’être transmis à des journalistes du monde entier.
L’avocat n’imaginait pas non plus que dans la foulée, le fisc rouvrirait le dossier de l’un de ses clients. C’est pourtant ce qu’a confirmé jeudi la porte-parole de l’administration fiscale bernoise Yvonne von Kauffungen.
Cette action fait suite à la publication d’un avant-papier de notre enquête sur deux décennies d’échanges entre Portcullis Trustnet et Peter Hafter.
Les centaines de pages confidentielles en question sont en mains du Matin Dimanche et de la SonntagsZeitung. Tout comme les 2,5 millions de documents de ce qui constitue, sans doute, le plus grand volume de données économiques confidentielles jamais dévoilées.
Cette gigantesque quantité d’informations permet pour la première fois de comprendre, à travers des centaines de cas réels, comment des avocats et des fiduciaires suisses, de Genève à Saint-Gall, ont aidé des clients du monde entier à monter des sociétés offshore et des trusts, afin de préserver leur patrimoine des appétits du fisc ou d’héritiers trop pressants.
«On ne crée pas ce genre de structures juste par altruisme, mais bien pour en retirer un avantage», estime le conseiller d’Etat soleurois Christian Wanner. Depuis cinq ans, il préside la Conférence des directeurs cantonaux des finances; à ce titre, il est la plus haute autorité politique de Suisse en matière de perception d’impôts.
Qu’elles soient suisses ou étrangères, les autorités fiscales n’ont pratiquement aucune chance de trouver de tels avoirs offshore quand ils ne sont pas déclarés. Pourtant, il est très probable que par des voies plus ou moins détournées, des inspecteurs des impôts aient finalement accès, eux aussi, aux données des Offshore Leaks.
Dans ce cas, la réputation de la Confédération risque à nouveau d’en prendre un coup: une fois de plus, des Suisses seraient accusés d’avoir facilité la soustraction fiscale de clients étrangers. Après les banques, ce serait au tour des avocats de subir la pression internationale.
200 avocats concernés
«Celui qui a établi des dizaines de sociétés offshore pour des étrangers court évidement le risque de devenir la cible d’inspecteurs fiscaux étrangers», prédit Beat von Rechenberg, le président de l’Association suisse des avocats.
Sur près de 9000 membres, il estime que seuls 200 à 300 seraient concernés. «Mais un peu comme dans les banques, un changement de paradigme a aussi lieu dans notre profession», poursuit Beat von Rechenberg. Le vrai choc pourrait toutefois se produire lorsque l’un de ces avocats se fera arrêter en Italie ou en Espagne, et se mettra à table.
Mais revenons à notre avocat au fax. Il n’est que l’un des nombreux intermédiaires suisses figurant dans notre base de données.
Les documents en notre possession montrent comment Peter Hafter a participé au montage financier de quelques-unes des plus grandes fortunes d’Europe, comme le banquier Elie de Rothschild ou l’industriel Hans Heinrich Thyssen. Avec des entités dans des paradis fiscaux comme Panama, les Îles Vierges britanniques, Luxembourg ou le Liechtenstein.
En jargon d’avocat d’affaires, on appelle cela «asset protection», pour protection de patrimoine. En bon français, il faut traduire au mieux par «optimisation fiscale», au pire par «soustraction fiscale».
Peter Hafter, 83 ans aujourd’hui, n’est pas n’importe qui. Jusqu’à son départ progressif à la retraite ces dernières années, il était l’un des piliers de Lenz & Staehelin, le plus grand cabinet de Suisse, avec des bureaux à Genève, Lausanne et Zurich et employant plus de 150 avocats. Il a notamment défendu Elisabeth Kopp ou Martin Ebner.
Ce 15 septembre 1993, c’est la première fois – mais pas la dernière – que Peter Hafter fait appel à Portcullis Trustnet. Depuis Zurich, à 16 940 kilomètres, il ouvre la société à responsabilité limitée Triton Limited sur l’Île de Rarotonga, perdue en plein cœur du Pacifique Sud, quelque part entre la Nouvelle-Zélande et Hawaï.
Son client? Le célèbre Gunter Sachs: photographe d’origine allemande, héritier de la dynastie von Opel (des voitures Opel), ex-mari de Brigitte Bardot, naturalisé Suisse en 1976. Gunter Sachs, lui-même, n’apparaît pas dans les documents officiels de Triton.
Ses directeurs sont Peter Hafter, ainsi que deux autres personnes de confiance de Sachs. Sur le papier, ce sont eux qui détiennent les 2000 parts au porteur de la société.
Peter Hafter organise aussi la création d’une seconde société écran, Tantris Limited, et de quatre trusts, Parkland Oak, Moon Crystal, Espan Water et Sequoia, tous établis dans les îles Cook, entre le 18 mai 1994 et le 22 juillet 1996.
Ces entités abriteront une part importante de la fortune de Gunter Sachs. Peter Hafter siège dans chacune d’elles comme trustee, c’est-à-dire qu’il n’agit pas pour son propre compte, mais pour celui des beneficiaries, qui ne sont autres que Rolf, Christian Gunnar et Claus Alexander «Halifax», les trois fils. Mais dans deux trusts au moins, Gunter Sachs lui-même pouvait profiter de l’argent, en tant que bénéficiaire.
Trusts pilotés depuis Genève
Selon une note entrée le 4 avril 1999 dans la base de données interne de Portcullis Trustnet, un «arrangement spécial» est même trouvé pour garder secret le nom du settlor, Gunter Sachs. Ce dernier reste donc caché au pays du secret, anonyme dans l’anonymat des îles Cook. Mais il conserve toutefois le contrôle sur les fonds, qui seront notamment gérés jusqu’à sa mort via la société Galaxar SA, basée à Genève. Un cinquième Trust suivra même en avril 2007, le Triton Trust.
Tout se corse en 2008, lorsque Gunter Sachs établit à nouveau son domicile en Suisse, après un intermède de quelques années à Londres. Lenz & Staehelin prépare un dossier à l’attention des autorités fiscales.
Sachs déclare environ 470 millions de francs de fortune. Seulement voilà, dans ses dernières déclarations fiscales que nous avons pu consulter, pas un seul des cinq trusts n’est annoncé. Ni les deux sociétés écran. Ni celle au Panama.
Manquent également plusieurs sociétés de Gunter Sachs, dont des documents officiels prouvent qu’elles disposaient pourtant de millions d’actifs. C’est notamment le cas de K-Buchs ou K-Erlen, basées à Luxembourg, introuvables dans sa déclaration fiscale.
Selon d’anciens proches du photographe, ce dernier était au moins aussi bon en affaires que pour séduire les femmes. Et des ex-employés de Galaxar laissent entendre qu’il y avait «bien plus» que les 470 millions déclarés au fisc bernois.
Malgré des affaires florissantes, Sachs ne payait aucun impôt sur le revenu en Suisse. Mais juste 2,7 millions par an sur sa fortune.
Autre élément curieux: l’inventaire successoral du photographe, rédigé par ses avocats suisses qui est daté de juillet 2012. Ce document n’évalue l’ensemble des œuvres d’art ayant appartenu à Sachs qu’à 48 millions de francs. Pourtant, six semaines auparavant, les 22 et 23 mai 2012, 260 pièces de la collection privée du photographe – c’est-à-dire une partie seulement – ont été vendues par Sotheby’s à Londres. Et elles ont rapporté beaucoup plus, atteignant 41,4 millions de livres Sterling, soit 62 millions de francs.
Un autoportrait d’Andy Warhol, datant de 1986, s’est vendu à 8 millions de francs, une composition florale est partie à 5,5 millions et un portrait de Brigitte Bardot, toujours de Warhol, a été adjugé pour 4,5 millions de francs. Dans les documents fiscaux auxquels nous avons eu accès, il n’y avait pas la moindre trace du produit de cette vente.
Enquête du fisc bernois
Confrontée à ces informations jeudi, avec l’annonce mondiale des Offshore Leaks par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), et la publication en ligne par Le Matin Dimanche et la SonntagsZeitung des premiers éléments de notre enquête sur Gunter Sachs réalisée en commun avec la Süddeutsche Zeitung, l’administration fiscale bernoise a décidé de réagir.
«Compte tenu de ces informations, l’Intendance des impôts va réexaminer le dossier de Gunter Sachs et, le cas échéant, utiliser les possibilités et moyens juridiques à sa disposition pour prendre des mesures», a expliqué Yvonne von Kauffungen, la porte-parole de l’administration fiscale bernoise.
En clair: il s’agit du premier pas avant l’ouverture formelle d’une enquête.
«Les trusts concernés n’ont pas été mis en place pour des raisons fiscales, mais bien plus pour la planification successorale», a fait savoir l’avocat Peter Hafter. «L’ensemble du patrimoine de Gunter Sachs au moment de sa mort a été signalé aux autorités fiscales concernées», a-t-il encore ajouté.
Il assure que, si les trusts n’ont effectivement pas été annoncés aux autorités fiscales, tous les actifs qui s’y trouvaient l’ont été.
Cela ne suffit pas pour Bruno Knüsel, l’Intendant des impôts du canton de Berne: «Cette pratique nous laisse dans le flou sur la forme exacte du trust. Et nous ne pouvons rien demander, car nous ignorons que ces avoirs proviennent d’un trust. Cela rend notre travail beaucoup plus difficile. » Et d’expliquer son intérêt d’avoir accès aux informations des Offshore Leaks.
«Puisque ces données touchent plusieurs cantons, ajoute-t-il, nous en discuterons avec l’Administration fédérale des contributions. » Il est suivi par Daniel Thelesklaf, chef de la Financial Intelligence Unit du Liechtenstein, chargée de combattre le blanchiment d’argent: «Nous serions très intéressés d’y chercher des activités et des mouvements de fonds illégaux. »
Tableaux de maître
En plus des cinq trusts de Gunter Sachs, l’avocat Peter Hafter a aussi mis en place dix-huit trusts aux îles Cook pour le compte du Baron Elie de Rothschild, fondateur et ancien président de la Rothschild Bank à Zurich, décédé en 2007. Mais le célèbre avocat n’a pas voulu commenter. Il n’a rien dit non plus pour expliquer la création de sociétés pour le compte de l’industriel allemand de l’acier et de l’armement, le baron Hans-Heinrich Thyssen-Bornemisza et son épouse Carmen.
Pour eux, l’avocat Peter Hafter s’est même transformé en acheteur d’art. Grand amateur de tableaux de maîtres, de chevaux et de femmes, le baron «Heini» était devenu citoyen suisse en 1950 et résidait à Lugano. Sa collection privée était déjà mondialement connue lorsqu’il épousa en 1985 en cinquième noce Carmen, Miss Espagne 1961 et ancienne épouse de l’acteur américain Lex Baker (Tarzan, 1949-1953).
A côté de sa passion pour les petits chiens et de son penchant pour la cigarette, celle-ci devint rapidement une experte en œuvres d’art. Dans les années 90, elle convainc son mari de céder une grande partie de sa gigantesque collection de plus de 1000 œuvres à l’Etat espagnol, contre 350 millions de dollars.
Pour abriter les tableaux de maître restants et les léguer à sa femme et ses enfants, le baron créa cinq trusts aux Bermudes, portant chacun le nom d’un grand peintre. Le trust Caravaggio fut attribué à Carmen; le trust Gauguin à Alejandro Borja, fils de Carmen et adopté par le baron; etc.
Coffre-fort à Zurich
Au même moment, fut créée une société nommée Nautilus Trustees Limited dans les îles Cook pour permettre à Carmen d’acheter discrètement d’autres tableaux. Elle était la bénéficiaire de la société, mais elle restait en retrait. Les directeurs étaient, entre autres, Peter Hafter, de Lenz & Staehelin, et l’avocat zurichois Patrick Oesch. Les actions au porteur de la société de Nautilus furent envoyées chez Lenz & Staehelin, pour être conservées dans un coffre-fort à Zurich.
Dans une note datée du 18 juillet 1996, Puai Wichmann, de Portcullis Trustnet renvoyait comme convenu à Lenz & Staehelin à Zurich la correspondance reçue par la société Nautilus Trustee Limited à Rarotonga dans les îles Cook.
Cette fois-ci, elle concernait l’acquisition, trois semaines plus tôt, d’un tableau pour 751 550 dollars: «Veuillez trouver diverses correspondances reçues de Sotheby’s, en particulier celle concernant l’achat du«Moulin à eau de Gennep», de Vincent Gogh(sic). »
Mais l’huile sur toile de Vincent Van Gogh ne finira pas à Rarotonga. Ni à Zurich. Elle rejoindra le musée Thyssen-Bornemisza à Madrid dès la fin de l’année 1996. Entre juillet 1995 et novembre 2002, une vingtaine d’opérations de ce genre ont été effectuées par les Thyssen, via leur plate-forme Nautilus, et un détour par la Buque Anstalt, au Liechtenstein.
Un milliard aux Bermudes
En 2002, malgré la cession des 775 œuvres à l’Etat espagnol dix ans plus tôt, Carmen finit par se retrouver à la tête de l’une des plus importantes collections privées au monde: 655 pièces, évaluées à 541 millions d’euros lors d’une estimation officielle.
Un jugement de la Cour suprême des Bermudes du 12 mars 2013 que Le Matin Dimanche s’est procuré estime le patrimoine du seul trust Gauguin «aux alentours d’un milliard de dollars».
Selon des experts fiscaux suisses et espagnols que nous avons interrogés, la raison du tour de passe-passe par les îles Cook et les Bermudes est évidente. Si Carmen Thyssen possédait directement les œuvres de sa collection privée, elles auraient été taxées à 2,5% d’impôt sur la fortune en Espagne. En clair, les conseils avisés de ses avocats lui ont permis d’économiser au minimum entre 10 et 15 millions d’euros par an.
Au Tessin, où Carmen est à nouveau domiciliée officiellement, elle ne paie pas d’impôt sur la fortune sur ses tableaux, selon les déclarations de l’avocat espagnol Jaime Rotondo. Ces trusts permettent donc une économie d’au moins deux millions de francs par an. Largement de quoi amortir les quelques dizaines de milliers de dollars dépensés chaque année pour maintenir ces structures en place.
L’an dernier, elle a vendu le tableau«The Lock»du peintre anglais John Constable pour 34 millions de francs via la société Omicron Collections Limited aux îles Caïmans. C’était douloureux de s’en séparer, avait-t-elle avoué à la BBC, mais elle avait besoin d’un peu de cash.
Seulement, là aussi, il semble y avoir un problème. Pour échapper à l’impôt sur la fortune en Suisse, le trust Caravaggio est visiblement irrévocable, c’est-à-dire que Carmen n’a en théorie plus accès à son contenu… sauf quand elle a besoin de cash.
Les autorités fiscales tessinoises n’ont pas souhaité commenter l’affaire. Quant à Peter Hafter, il n’est plus l’avocat de Mme Thyssen depuis près de dix ans.
Professeur d’uni impliqué
Que ce tableau ait été vendu à l’encontre de l’accord avec le fisc ou non, ce dernier est loin d’être un cas isolé.
Chez Lenz & Staehelin, au moins cinq autres avocats ont participé à ce type d’opérations dans des places offshore. «Ce genre de montages a longtemps été un sport national», nous a confirmé, un professeur de droit bancaire genevois, qui – bien qu’éloigné des affaires – souhaite conserver l’anonymat.
Un art carrément érigé au rang de discipline académique: Max Baumann, avocat et professeur ordinaire à l’Université de Zurich jusqu’en 2011, a ainsi conçu la création de l’After Trust, enregistré le 31 octobre 2002 aux îles Cook pour le compte du fameux producteur italien Goffredo Lombardo. Ce dernier a par exemple produit«Le Guépard», avec Burt Lancaster et Alain Delon.
L’ensemble des actions au porteur de l’After Trust étaient placées dans une société nommée Itaglio Services en Grande-Bretagne. Ces actifs valent plus de 7 millions de francs, et sont cachés dans un coffre d’une banque zurichoise. Le tout était géré depuis une société à Rarotonga.
Après le décès de Goffredo en 2005, tout est passé aux mains de son fils Guido. Le professeur Max Baumann n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Côté pile, côté face
Quant à Peter Hafter, il défendait une position un peu différente il y a trois ans. Le 28 février 2010, dans un article sur l’avenir de la place financière suisse, il y expliquait doctement que beaucoup de gestionnaires de fortune zurichois faisaient du business avec des structures qu’ils montent avec l’aide de fiduciaires au Liechtenstein ou dans d’autres centres offshore.
«Ces fondations ou ces trusts avec des comptes en banque en Suisse ne servent pas tous à contourner le fisc – mais probablement la plupart», avait déclaré Peter Hafter.
La plupart, sauf ceux qu’il a mis en place lui-même, évidemment.
Collaboration: Mar Cabra (El Confidencial), Bastian Obermayer, Frederik Obermaier (Süddeutsche Zeitung) et Oliver Zihlmann (SonntagsZeitung)