dans Credit Suisse, OffshoreLeaks

Clariden visait le «Saint Graal» de l’opacité financière

Des e-mails internes montrent comment la filiale du Credit Suisse a fait pression sur une firme de Singapour pour créer des sociétés offshore si opaques qu’elles cachaient totalement l’identité de ses clients

Par François Pilet et Marina Walker*

Read in english on ICIJ’s website: Swiss Bank Pushed Offshore Middleman to Skip Anti-Money Laundering Checks for Wealthy Clients

Décembre 2006, quai du Mont-Blanc numéro 1, à Genève. Un cadre de la banque privée Clariden contacte le siège de Portcullis TrustNet, à Singapour. La firme est spécialisée dans la constitution à la chaîne de sociétés offshore.

La requête du banquier genevois s’accompagne d’une condition délicate à formuler.

Clariden, qui s’apprête alors à devenir une filiale du Credit Suisse par sa fusion avec la banque Leu, le 1er   janvier 2007, souhaite mandater Portcullis pour créer les sociétés écrans qui serviront à détenir les comptes de ses riches clients.

Mais le cadre genevois prévient d’emblée: la nouvelle Clariden Leu refusera de révéler l’identité de ses clients à Portcullis.

La banque suisse le sait pourtant: au même titre que le Credit Suisse et Clariden, la firme de Singapour est soumise à des lois antiblanchiment qui l’obligent à identifier les bénéficiaires, dit «BO», pourbeneficial owner, des sociétés offshore qu’elle constitue.

A Singapour, Felicia Wee reçoit le message cinq sur cinq. L’employée transmet aussitôt à sa hiérarchie, avec ce commentaire limpide: «Idéalement, nous devrions toujours connaître l’identité du BO. Mais nous devrons faire une exception, sinon nous n’aurons pas le business. »

Cet e-mail interne, daté du 4 janvier 2007, apparaît parmi les 2,5 millions de documents obtenus par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), à Washington, et auxquels Le Matin Dimanche et la SonntagsZeitung ont eu accès avec 36 médias de par le monde.

«Protéger certains clients»

Se doutant que sa requête poserait problème, la banque suisse fait alors une suggestion. Portcullis n’aurait qu’à enregistrer le nom de Clariden Leu comme «principal» des sociétés offshores.

Cette proposition plonge les responsables juridiques de Portcullis dans une perplexité plus grande encore. «Le tout est de savoir ce que Clariden veut dire par «principal», répond l’avocat en chef de Portcullis, Michael Darwyne.

De toute manière, tranche-t-il, en quoi le fait que (Clariden) souhaite «agir en tant que principal» nous délivrerait de notre obligation de connaître l’identité du bénéficiaire?»

Mais il y a pire. Pour Michael Darwyne , remplacer le nom du détenteur réel par celui de la banque suisse pourrait laisser penser que Clariden Leu cherche à agir comme un «bénéficiaire de façade». Cette pente-là est trop glissante à ses yeux.

«Les banques veulent parfois protéger certains gros clients, tente encore Felicia Wee. Je pense que nous devons nous fier au fait que Clariden est une institution à la réputation impeccable et qu’elle est soumise aux lois suisses antiblanchiment. »

Ronnie Summers , une autre juriste de Portcullis, confirme les craintes de l’avocat en chef de l’entreprise. Pour elle, la demande des Suisses est simplement inacceptable. «Je comprends ce que recherche Clariden, écrit-elle. Mais nous devons parfois dire non. »

«Ils cherchent le Saint Graal», résume Michael Darwyne : créer un type de société offshore si opaque que «les autorités et les régulateurs se heurteraient à un mur s’ils tentaient de découvrir qui en est le bénéficiaire. Ils ne trouveraient que Portcullis, et nous devrions dire que nous ne savons pas qui est le détenteur de la société. »

Il prévient: «Certains seraient alors montrés du doigt, y compris nous. » Après trois jours de réflexion, le président et propriétaire de Portcullis TrustNet, l’avocat David Chong, prend sa décision. Feu vert.

Ce spécialiste des juridictions offshore explique l’astuce dans un courriel à Michael Darwynw et Ronnie Summers.

Selon lui, en ouvrant les sociétés de Clariden dans les Îles Vierges britanniques (BVI), Portcullis pourrait s’exempter d’effectuer elle-même les contrôles antiblanchiment, arguant que la banque suisse les a déjà menés avant elle.

Seule condition: que Clariden s’engage à signer une lettre certifiant qu’elle avait bien conduit ces contrôles sur les clients abrités derrière les sociétés écrans.

«Ça te surprend?»

Face à cette décision, le responsable du contrôle interne de Portcullis aux BVI, Adam McDonnell. glisse un mail à Ronnie Summers: «Ça te surprend?» La réponse de la juriste tient en deux mots: «Pas vraiment. »

Un professeur de droit bancaire qui n’a pas souhaité donner son avis publiquement juge «improbable» que Clariden Leu ait violé la loi suisse dans cette affaire.

Tout au plus, estime-t-il, la requête de la banque pourrait être considérée comme une entorse à «l’exigence d’une activité irréprochable» s’il s’avérait qu’elle avait poussé Portcullis à contourner les lois antiblanchiment.

Les documents auxquels nous avons eu accès ne permettent pas de savoir combien de sociétés ont été créées selon cet arrangement, ni si Clariden a finalement signé la lettre demandée par Portcullis.

Plusieurs mois après ces échanges, en août 2007, des employés de la firme de Singapour mentionnaient encore le «précédent» avec Clariden.

Portcullis a refusé tout commentaire. Credit Suisse n’a pas voulu dire si ce type de pratiques avait toujours cours aujourd’hui, ou si elles avaient cessé.

La banque précise seulement que «d’une façon générale, Credit Suisse et ses filiales respectent toutes les lois en vigueur dans les pays dans lesquels ils exercent».

ClaridenLeu a été définitivement intégrée au sein du Credit Suisse en 2012. Son nom, qui remonte à 1755, est appelé à disparaître.

* Directrice adjointe de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ)