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Corruption: la fin de l’impunité

Embarrassé par les affaires de la FIFA, le Conseil fédéral veut étendre les lois anticorruption aux personnes privées et aux entreprises. Le Parlement freine.

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo le 4 juin 2015.

C’était un coup de maître. Presque un trait de génie. En 2004, alors que les pressions européennes s’accentuaient, la Suisse s’alignait sur ses voisins. En adoptant les dispositions du Conseil de l’Europe, après des années de tergiversations, le Conseil fédéral se réjouissait de pouvoir enfin soutenir les «efforts internationaux visant à renforcer l’efficacité de la lutte contre la corruption».

Une nouvelle norme punissant la corruption privée allait entrer en vigueur en Suisse.

Voilà pour la façade. En coulisses, juristes, lobbyistes et parlementaires avaient commencé leur discret travail de sape.

Il avait été décidé dans les alcôves que la nouvelle disposition s’inscrirait dans la loi sur la concurrence déloyale et que l’arsenal ne pourrait être activé que sur plainte. Visiblement inquiet des conséquences qu’aurait pu avoir une interprétation trop drastique de la nouvelle loi anticorruption, le Conseil fédéral avait prévenu d’emblée: puisque relevant de la concurrence déloyale, cette loi ne pourrait pas s’appliquer aux organisations sportives internationales, reconnues comme associations à but non lucratif.

Etrange situation: voilà que, au moment d’établir une nouvelle loi, le gouvernement mentionnait explicitement ceux qui n’y seraient pas soumis. En tête: la FIFA et le CIO.

Si ces précautions visaient à empêcher l’application de la loi, on ne s’y serait pas mieux pris. Depuis son introduction il y a dix ans, l’article punissant la corruption privée n’a débouché sur aucune condamnation. Zéro, nichts, niente.

De facto, la Suisse était ainsi parvenue à maintenir une distinction juridique entre deux crimes si semblables: la corruption de fonctionnaires et celle de personnes privées. L’astuce n’était pas tout à fait nouvelle. Elle ressemblait un peu à celle qui existait encore, à l’époque, sur le plan fiscal entre fraude et évasion.

Résultat: la Suisse poursuivait son chemin dans le XXIe siècle sans punir la corruption entre «agents économiques privés» alors que beaucoup, autour d’elle, se montraient toujours plus fermes à son encontre.

Le temps a passé et le cancer de la corruption n’a fait que s’étendre dans l’industrie globalisée du football. Les scandales se multipliaient, les caméras cachées des journalistes piégeaient les corrompus en flagrant délit et l’embarras de la Suisse gonflait au même rythme que la tumeur corruptrice dans l’organisme de la FIFA.

Mais voilà: le subtil distinguo juridique scellé en 2004 protégeait toujours l’organisation et ses pratiques dignes d’un clan mafieux.

Cet embarras a été temporairement éclipsé, dès 2009, par d’autres événements. L’assaut américain contre les banques a été l’occasion pour le gouvernement suisse de retenir deux grandes leçons.

La première étant que, lorsque vos puissants voisins soulignent un problème, rien ne sert de nier trop longtemps.

La seconde: la première est particulièrement valable lorsque c’est un procureur de New York qui vous fait la remarque, preuves à l’appui.

Dans un épisode précédent de la saga bancaire, en 2009, les pressions américaines avaient justement été si fortes que l’administration fédérale avait dû renoncer en catastrophe à la fine distinction qu’elle opérait jusque-là entre fraude et évasion fiscales. Des noms de clients d’UBS avaient dû être livrés en urgence, en dehors de tout cadre juridique.

Une génération entière de juristes s’en souvient comme d’un jour noir: la Suisse avait violé son propre droit et s’était débrouillée pour coller des rustines après. Vu l’opprobre jeté sur Hans-Rudolf Merz, l’homme de la mauvaise nouvelle, le Conseil fédéral s’était promis de ne plus jamais s’enferrer dans ce genre de situation sans issue. Le pays a cédé à toutes les demandes, introduit l’échange automatique d’informations fiscales et les écuries de la place bancaire ont été nettoyées au karcher.

Pendant que la FIFA poursuivait tranquillement son petit manège.

En 2010, la moutarde a fini par monter au nez du conseiller national Carlo Sommaruga. L’énième scandale impliquant l’organisation faisait la une des tabloïds britanniques. En décembre, le socialiste déposait une initiative parlementaire exigeant que les cas de corruption privée soient désormais poursuivis d’office.

L’élu dénonçait «l’impuissance totale» de la justice suisse, bridée par les «lacunes de la législation». Lentement, gentiment, sa proposition reçut les soutiens nécessaires. En 2012, après mûre réflexion, le Parlement accepta de donner suite.

En 2014, ne voyant toujours rien venir, l’avocat genevois Charles Poncet lançait un missile, appelant le Conseil fédéral à prononcer la dissolution de la FIFA, «s’il en a l’audace». Mollo!

La Suisse avait doucement décidé d’agir. Le projet avançait à son rythme. Enfin, presque cinq ans après la proposition de Carlo Sommaruga, le Parlement avait prévu de s’y atteler. La date avait été fixée au 1er juin 2015.

Et patatras. Les sept coups de winchester ont retenti dans la nuit zurichoise alors que personne ne s’y attendait, deux jours avant la réélection de Sepp Blatter, et surtout quatre petits jours avant que le Parlement ne commence ses travaux sur une loi qui mettrait fin à l’impunité de la FIFA en Suisse.

Au petit matin du 27 mai, des policiers montaient dans les étages d’un palace de Zurich pour arrêter sept pontes de l’organisation, sur demande des Etats-Unis. Loretta Lynch, alors procureure de Brooklyn et actuelle ministre de la Justice, enquêtait sur la corruption au sein de la FIFA depuis 2010. Le temps que le Parlement suisse décide d’en parler, elle avait trouvé les preuves et rédigé l’acte d’inculpation.

Bis repetita. Comme pour la livraison de noms de clients d’UBS en 2009, les Américains n’ont pas daigné attendre que la Suisse adapte patiemment son ordre juridique pour passer à l’action.

Le problème a d’ailleurs été peu soulevé après le coup de filet: sur quelles bases légales l’Office fédéral de la justice a-t-il accordé l’entraide aux Américains? Les juristes interrogés par L’Hebdo se grattent le crâne.

«En principe, une telle demande n’est exécutée que si l’acte dénoncé est également répréhensible en Suisse», confirme le professeur Henry Peter. Sauf que la FIFA et ses membres, soupçonnés de corruption privée, jouissent justement d’une immunité sur ce point en Suisse. «Pour justifier une extradition, les Etats-Unis devraient invoquer une autre infraction, explique Ursula Cassani, professeure de droit à Genève. Ce serait envisageable avec la gestion déloyale aggravée, par exemple, en prouvant qu’en touchant des pots-de-vin les prévenus ont cédé des droits à des conditions qui ne seraient pas les meilleures pour l’organisation.»

Curieux hasard: le Ministère public de la Confédération (MPC) a annoncé, le jour du coup de filet, qu’il avait lui-même ouvert une enquête, justement pour gestion déloyale, et ce deux mois et demi avant la requête du parquet de Brooklyn. Comme s’il s’agissait de montrer par avance que la demande d’entraide américaine était bien fondée, au sens du droit suisse.

La critique la plus ferme de ce procédé n’est pas venue de la FIFA ni de Sepp Blatter, qui n’a pas trop cherché à défendre les accusés. La salve est venue du Ministère des affaires étrangères russe, par communiqué: «Sans rentrer dans les détails des accusations, il s’agit clairement d’un cas d’intervention illégale et extraterritoriale des Etats-Unis.»

Pour le président de la FIFA, le soutien de Vladimir Poutine est venu trop tard. Quatre jours après sa réélection triomphale, le vieux lion s’est finalement incliné, mardi 2 juin, annonçant sa démission devant un parterre de journalistes éberlués, et laissant son organisation en plein chaos.

La Suisse, elle, reste avec le problème sur les bras. Six des sept cadres de la FIFA arrêtés le 27 mai se sont opposés à leur extradition. Ce sont les tribunaux suisses qui devront trancher et, d’une certaine manière, choisir entre les positions opposées de Brooklyn et de Moscou.

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