Présidée par l’épouse du premier ministre Hun Sen, la Croix-Rouge cambodgienne est devenue l’outil de promotion d’un régime autocrate et corrompu. L’investisseur suisse Marc Faber dénonce la passivité du CICR.
Une version de cet article est paru dans L’Hebdo du 30 octobre 2014.
Que du beau linge. Plus de 30 délégations, des ONG, des experts internationaux et des politiciens de haut rang étaient réunis les 3 et 4 septembre derniers à la 8e Conférence régionale contre la corruption, qui se tenait dans les salons très cosy de l’hôtel Intercontinental de Phnom Penh.
La rencontre était organisée par la Banque asiatique de développement, en collaboration avec l’Unité anti-corruption du Cambodge (ACU), le tout sous la houlette de l’OCDE.
«La corruption est un cancer, a martelé Top Sam, président du Conseil national cambodgien. Quand elle s’étend, elle affecte tous les secteurs de la société. La corruption empêche les gouvernements de conduire leurs tâches efficacement. Elle provoque l’injustice sociale et déstabilise le pouvoir en place.»
A sa suite, le premier ministre cambodgien Hun Sen, en poste depuis vingt-quatre ans et dirigeant du tout-puissant Parti du peuple, a pointé un doigt accusateur sur les donneurs de leçons de la communauté internationale, le FMI et la Banque mondiale, tous deux éclaboussés par des scandales.
TRAGICOMÉDIE
Dans l’assistance, la moutarde monte au nez de l’investisseur suisse Marc Faber. La conférence était à peine terminée qu’il rédigeait un article au vitriol, publié dans l’édition d’octobre de son célèbre commentaire d’investissement, The Gloom, Boom & Doom Report.
La raison de sa colère? «Toute cette conférence – son décor au Cambodge, ses sponsors et ses intervenants – tout cela était une farce, si ce n’est une tragicomédie.»
Les discours lénifiants des hauts dignitaires cambodgiens tranchaient un peu trop à son goût avec la réalité d’un pays classé au 160e rang, sur 177, à l’indice de Transparency International et dont le régime semble tout entier gangrené par la corruption.
Le patron de l’Unité anti-corruption qui organisait le raout, pour ne prendre que lui, est soupçonné d’entretenir des relations d’affaires avec des conglomérats miniers, et s’est surtout distingué par l’absence de résultats de ses enquêtes.
Les ONG qui participaient à cette conférence n’ont pas plus trouvé grâce aux yeux de Marc Faber: «La plupart des délégués sont restés à l’hôtel Intercontinental toute la semaine alors que la conférence ne durait que deux jours.»
L’analyste et gérant de hedge funds de 68 ans, établi en Thaïlande depuis vingt-cinq ans, n’était pas venu à Phnom Penh pour se dorer la pilule au bord de la piscine. Marc Faber s’était rendu au Cambodge pour suivre les activités de la Croix-Rouge, une organisation à laquelle il s’intéresse de près.
La conférence était pour lui l’occasion de saisir sur le vif le double discours en matière de corruption, tenu non seulement par les autorités politiques, mais aussi par les organisations d’aide humanitaire. Et à ce titre, le cas de la Croix-Rouge du Cambodge (CRC) est un exemple aussi éclairant qu’embarrassant.
Le CRC, la principale organisation humanitaire active au Cambodge, est dirigé depuis 1998 par Bun Rany, l’épouse du premier ministre Hun Sen. Sa nomination était intervenue un an après le coup de force sanglant qui avait permis à son mari, un temps menacé, d’asseoir définitivement son pouvoir sur le pays.
Deux ans plus tard, en 2000, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), actif dans le pays depuis 1975, avait soudain entamé un «transfert de responsabilité» de l’ensemble de ses activités au comité national dirigé par Bun Rany.
Depuis lors, le CRC s’est progressivement transformé en un organe de promotion et de financement parallèle pour le Parti du peuple de Hun Sen.
FINANCEMENT POLITIQUE
La presse cambodgienne, qui jouit d’une relative liberté, a régulièrement rendu compte de cette prise de contrôle de la Croix-Rouge à des fins politiques par le régime ces dernières années.
Des soupçons de «discrimination politique» dans l’aide accordée par le CRC se sont fait jour dès 2004, et n’ont cessé de se renforcer depuis. Selon ces critiques, la Croix-Rouge concentrerait ses activités humanitaires sur les populations fidèles au Parti du peuple, et ignorerait celles soutenant l’opposition.
Ces accusations sont particulièrement graves, puisque de tels procédés violent les idéaux fondateurs de neutralité et d’impartialité qui guident l’institution depuis la création du Comité international de la Croix-Rouge par Henri Dunant en 1863.
Le CRC serait aussi devenu un important canal de financement politique. Les dons à la Croix-Rouge seraient considérés comme une preuve d’allégeance au pouvoir.
En mai 2013, trois mois avant les élections nationales, les élites politiques et économiques cambodgiennes s’étaient réunies autour du couple Hun Sen à l’occasion de la Journée de la Croix-Rouge et avaient gratifié l’organisation d’un montant record de 14 millions de dollars.
Le plus généreux donateur, avec un chèque de 3 millions, était le groupe de construction coréen Booyoung Group, choisi pour bâtir une immense cité nouvelle à Phnom Penh.
La dernière affaire en date touchant le CRC n’a pas manqué de faire bondir Marc Faber. En avril dernier, le quotidien anglophone de Phnom Penh, The Cambodia Daily, révélait que la Croix-Rouge locale avait lancé la construction d’un hôtel de luxe de six étages tout proche du site historique de Preah Vihear, dans le nord du pays. Les autorités ont expliqué que l’hôtel était censé «générer des profits» pour le CRC.
Selon The Cambodia Daily, le financement de ce projet serait avancé par un «groupe d’investisseurs» emmené par le tout nouveau gouverneur de Phnom Penh, Pa Socheatvong, lui-même haut responsable du CRC. Ce dernier est accusé de refuser l’aide de la Croix-Rouge aux populations contestant les évictions forcées provoquées par les immenses chantiers dans la capitale.
Aucun autre détail n’a été donné quant au financement de l’hôtel, dont la construction a débuté en 2013 et devrait se terminer cette année. Les journalistes ont demandé qui avait bénéficié du contrat de construction, mais ils n’ont pas obtenu de réponse.
Marc Faber n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’édification de cet hôtel de luxe dans un pays où 20% de la population vit avec moins d’un dollar par jour: «Cela ne fera que conforter ceux qui pensent que le rôle des ONG consiste à prendre de l’argent aux pauvres des pays riches pour le donner aux riches des pays pauvres.»
Le CRC s’est trouvé un allié inattendu face à ces critiques. Il s’agit du quartier général du Comité international de la Croix-Rouge, à Genève, pour qui ce projet ne pose visiblement aucun problème.
Le responsable local du CICR, Andrea Acerbis, avait déjà assuré au Cambodia Daily que ce genre de projet immobilier réalisé par les comités nationaux de la Croix-Rouge n’avait «rien d’inhabituel». Le siège du CICR à Genève le confirme également à L’Hebdo: «Les sociétés nationales comme le CRC sont entièrement libres de conduire leurs propres activités de levée de fonds, y compris en créant des entreprises», explique son porte-parole, Ewan Watson.
La construction d’hôtels de luxe serait même selon lui une «pratique tout à fait habituelle». Le seul exemple cité par le CICR est celui d’un hôtel au Kenya dont les profits sont reversés au comité local de la Croix-Rouge.
Dans le cas du Cambodge, le CICR dit avoir été informé de l’existence du projet dans le cadre du «dialogue régulier» qu’il maintient avec le CRC, mais assure ne pas connaître les détails financiers.
PAS DE SUPERVISION
Comme les 187 autres comités nationaux, le CRC n’est pas placé sous l’autorité directe du CICR. Il est formellement membre de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (IFRC), également basée à Genève.
L’IFRC n’a pas répondu à nos questions, ni sur la construction de l’hôtel de luxe, ni sur ses relations avec le comité cambodgien. Son porte-parole, Benoît Carpentier, nous a renvoyés aux réponses données par le CICR. Qui précise, par la bouche d’Ewan Watson, que l’IFRC, bien qu’organisation faîtière des sociétés nationales, «n’agit pas en tant qu’organe de supervision ou de contrôle».
Marc Faber ne se satisfait pas de ces explications. Selon lui, «le CICR devrait porter une très grande attention» aux agissements des comités nationaux, en particulier au Cambodge, «parce que les gens ont l’impression que, dès qu’il s’agit de la Croix-Rouge, c’est au-dessus de tout soupçon. Le véritable scandale n’est même pas vraiment cet hôtel, mais le fait que Mme Hun Sen utilise sa position à des fins politiques», poursuit Marc Faber.
L’Hebdo a interrogé le CICR au sujet des soupçons de mainmise politique sur le CRC, et lui a demandé si l’organisation avait abordé la question avec le comité cambodgien, sa présidente Bun Rany ou avec le gouvernement cambodgien. Le CICR a promis de nous fournir «rapidement» des réponses.
Celles-ci ne nous étaient pas parvenues à l’heure de mettre sous presse.
En novembre 2013, lors d’une distribution d’aide aux victimes d’une inondation, Bun Rany s’était illustrée en tenant un discours hautement politisé, attaquant le principal parti d’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge, qui venait de gagner des sièges lors d’élections quelques mois plus tôt.
La présidente du Comité de la Croix-Rouge cambodgienne et femme du premier ministre avait notamment déclaré: «Quand il y a des inondations ou d’autres incidents, les pères et les mères, les frères et les sœurs ont bien vu qu’il n’y a aucun autre parti pour venir vous aider… Il n’y a que le Parti du peuple.»