Les pénalités pour fraude versées aux Etats-Unis pèseront sur les rentrées fiscales en Suisse. Des voix s’élèvent pour demander que les banques ne puissent plus déduire ces «charges» de leurs impôts.
Par Stéphanie Germanier et François Pilet
«A supposer que les versements successifs des banques consacrés au règlement de la solution globale de New York soient déduits de leurs revenus déclarés, quelles réductions des rentrées fiscales pour les cantons et la Confédération en résulteront? Le détournement manifeste des règles par les banques suisses (…) peut-il rester sans sanction dans notre pays?»
Le 8 octobre 1998, le socialiste genevois Nils de Dardel posait ces questions dans une interpellation au Conseil fédéral. La «solution globale» dont on parlait à l’époque concernait les fonds juifs en déshérence.
Quinze ans plus tard, rebelote. Dès lundi, les parlementaires poseront les mêmes questions. Mot pour mot. «Si les chiffres des amendes se vérifient, le contribuable suisse risque de voir le bénéfice imposable des banques baisser de 7 à 10 milliards de francs», observe le conseiller aux Etats vert, Luc Recordon. Sur la base de bénéfices taxés à 25%, de telles déductions pourraient représenter des baisses de rentrées fiscales de 1,7 à 2,5 milliards, estime-t-il. «C’est probablement sans rapport avec ce que les pratiques les plus condamnables ont pu rapporter indirectement au fisc ces dernières années», tonne le sénateur vaudois.
Il interviendra dès l’ouverture de la session du Parlement fédéral, demain, pour demander la «suppression des déductions fiscales des pénalités frappant les banques ayant commis les infractions les plus graves au droit américain ou suisse». Il proposera d’amender en ce sens le texte de loi soumis au Parlement par le Conseil fédéral.
Dans sa présentation du projet de loi, mercredi, le Conseil fédéral avait prévenu qu’il fallait s’attendre «à court terme» à une «légère baisse des recettes fiscales». Il estimait aussi «probable» une diminution des participations aux bénéfices des banques cantonales en raison des «frais» causés par «la régularisation du passé».
«Activités commerciales»
«Il est faux de prétendre que l’impact fiscal sera mineur, rétorque Jean-René Fournier (PDC/VS), président de la Commission des finances du Conseil des Etats. Sans connaître plus précisément les conséquences de cet accord pour nos autorités fiscales, la Commission des finances ne pourra donner aucun préavis. »
L’Administration fédérale des contributions (AFC) confirme la déductibilité des futures amendes des banques, mais se montre plus prudente que le gouvernement dans l’estimation des pertes. «Il faut s’attendre à ce que le règlement des poursuites aux Etats-Unis entraîne des charges pour les banques», indique Esther Schönenberger Bloch, porte-parole de l’AFC. Ces charges sont déductibles fiscalement quand elles sont «justifiées par les activités commerciales», poursuit l’administration fiscale, qui ne peut rien dire sur leur ampleur sans connaître les détails de l’accord.
«Ni la Commission fédérale des banques ni le Conseil fédéral ne peuvent empêcher la réduction des recettes découlant du versement de dommages-intérêts et d’indemnités pour tort moral», avait répondu en 1998 le Département fédéral des finances alors dirigé par Kaspar Villiger qui deviendra président d’UBS onze ans plus tard.
«Considérer les amendes pour fraude fiscale comme des charges déductibles fiscalement rappelle l’époque où les sociétés suisses pouvaient déduire les pots-de-vin versés à l’étranger pour obtenir des mandats, estime Luc Recordon. Dans cette optique, il faut séparer les cas extrêmes les plus pendables des banques qui ont activement fraudé les fiscs étrangers, y compris en violant l’exigence d’activité irréprochable exigée par la loi fédérale sur les banques, et celles à l’autre bout de l’échelle dont les torts seraient moindres. La question de la déductibilité se pose au moins pour les premières. »
A cela s’ajoute un autre aspect de l’accord passé inaperçu jusqu’ici. Si les montants des amendes évoqués dans les médias se confirment, les banques qui sont tombées les premières dans le collimateur américain, UBS et Wegelin, s’en seraient alors bien mieux tirées que les autres qui tomberont sous le coup de l’accord tant attendu.
L’amende de 780 millions de dollars versée par UBS en 2009 représentait 3,9% des 20 milliards non déclarés que le fisc américain lui reprochait d’avoir abrités. L’ardoise réglée par la défunte banque Wegelin se montait à 6% de ses 1,2 milliard d’avoirs non déclarés, soit 74 millions de dollars.
Les taux évoqués dans l’accord actuel atteindraient 15% à 40% des sommes cachées. L’avocat et ancien procureur tessinois Paolo Bernasconi confirme que «les prochaines amendes seront calculées sur la base de critères bien plus sévères». Pourquoi?
A Genève, un autre avocat familier de la justice américaine a sa petite idée: «Quand on vient négocier, les Américains transigent assez rapidement», constate Jean-Cédric Michel, qui voit dans cette conception de la rédemption un «coté judéo-chrétien».
«Dans cette logique américaine, il faut venir à Canossa», résume-t-il. Les deux banques qui s’y sont essayées, de gré ou de force, ont obtenu une forme de récompense. «Le problème est que les banques suisses ont peur de la justice américaine comme d’un épouvantail, poursuit Jean-Cédric Michel, parce qu’elles n’y jouent pas à domicile. J’ai peur que la perspective d’un accord tourne au psychodrame, alors que les créances dont on parle ne sont peut-être pas si élevées que ça. »
Tarif réduit
Le jour de l’inculpation, le 3 février 2012, Wegelin disposait de 390 millions de francs de fonds propres et de réserves. «S’il avait su que l’amende que lui infligeraient les Américains n’était «que» de 70 millions de francs, Konrad Hummler n’aurait peut-être pas vendu sa banque», imagine Jean-Cédric Michel.
Les associés de Wegelin ont touché un peu plus de 150 millions de francs lors du rachat par Raiffeisen. Le 4 janvier, plaidant coupable, l’associé Otto Bruderer avait admis que la violation des lois américaines était une «pratique courante» dans l’industrie bancaire helvétique.
Luc Recordon observe ainsi que les deux banques qui ont fraudé le plus activement le fisc américain et qui ont précipité les autres dans le piège sont aussi celles qui s’en sont le mieux tirées financièrement. Il estime qu’elles ont contribué à alourdir les amendes des suivantes, qui les déduiront à leur tour de leurs impôts.
Le conseiller aux Etats en tire la conséquence: «UBS et Wegelin, qui ont suscité les exigences considérables des Etats-Unis, doivent compenser en Suisse le taux de faveur de leur pénalité américaine, sorte d’enrichissement illégitime, en acquittant la différence à la Confédération. »
Le gendarme s’explique
La présidente de l’autorité de surveillance des marchés financiers (Finma), Anne Héritier-Lachat, viendra s’expliquer devant les parlementaires dès lundi. Une source proche de l’administration confirme qu’elle sera accompagnée par Mark Branson, le chef de sa division «banques». Avant de rejoindre la Finma en novembre 2009, Mark Branson était un haut cadre d’UBS. C’est lui qui, prêtant serment en levant la main droite, avait présenté les excuses officielles de la banque devant une commission du Sénat américain en mars 2009. Il prendra cette fois la parole face à des parlementaires suisses. En qualité de gendarme.