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Fraude ou soustraction, telle est la question

A partir de quel montant la soustraction fiscale devient-elle de la fraude? Dès 50 000 francs de revenus éludés? Plus? Peut-on «soustraire» des millions? Le Parlement doit trancher mais la question divise.

Une version de cet article est paru dans L’Hebdo du 21 août 2014.

C’est un de ces tabous typiquement helvétiques. C’est une question toute simple, à laquelle les plus éminents juristes du pays ont longtemps refusé de donner une réponse claire.

La distinction entre soustraction et fraude fiscales, cette spécificité suisse difficile à saisir la pose pourtant de manière évidente. A partir de quand le fait «d’oublier» de déclarer ses revenus devient-il un acte relevant de la justice pénale, au même titre que la fraude fiscale et l’usage de faux documents? Les textes de loi n’y répondent pas.

L’article 190 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct (LIFD), qui donne des pouvoirs d’enquête étendus aux autorités en cas d’infraction «grave», précise seulement que, «par grave infraction fiscale, on entend en particulier la soustraction continue de montants importants d’impôts».

S’ensuit la question: quel est ce fameux «montant important» capable de transmuter la soustraction en fraude, au moins au niveau de la procédure d’enquête? Ce chiffre a-t-il été fixé par une autorité? Figure-t-il dans un texte?

De manière surprenante, la réponse est non. Ou plutôt oui, mais elle ne l’a été que par accident, il y a cinq ans, en pleine tourmente de l’affaire UBS, et tout le monde semble l’avoir oublié depuis.

Officiellement, la question de la fixation d’un «seuil» entre soustraction et fraude ne s’est posée à la Suisse qu’il y a quelques mois, dans le cadre de l’introduction des normes Groupe d’action financière (GAFI) sur le blanchiment de capitaux. Le Parlement a attendu le mois de juin 2014 pour commencer, timidement, d’y répondre.

La discussion, à l’issue d’une période de consultation, s’est rapidement transformée en foire aux enchères. La proposition initiale était fixée à 600 000 francs «d’éléments imposables non déclarés». Tollé.

L’Association de banques privées suisses et la Fédération des entreprises romandes (FER) ont jugé ce montant beaucoup trop bas, tandis que le canton de Berne, le Parti socialiste et les Verts le trouvaient trop élevé.

Les banques privées ont notamment fait remarquer que, dans le domaine de la gestion de fortune, «il n’est pas rare de traiter des montants équivalents ou supérieurs à ce seuil», et que la fixation d’un plancher à 600 000 francs risquerait de «jeter le discrédit» sur l’ensemble des banques, voire de conduire à «une véritable avalanche» de dénonciations.

Pire, selon la FER: un montant de 600 000 francs de fortune non déclarée pourrait conduire à criminaliser la soustraction de quelques centaines de francs d’impôts seulement.

Les Verts, les ONG Alliance Sud et la Déclaration de Berne voulaient quant à eux l’abaisser à 150 000 francs. L’Union suisse des paysans proposait 200 000, le Forum PME 300 000, l’USAM 500 000, l’Association suisse des gérants de fortune 600 000 et Fiduciaire Suisse un million.

Les enchères se sont arrêtées là pour la pause estivale. Le Parlement ne s’est pas prononcé, et a reporté la discussion aux calendes grecques. Pour l’heure, aucun seuil précis entre fraude et soustraction n’a été fixé dans la loi.

Qu’en est-il alors dans le droit en vigueur aujourd’hui? Un contribuable pourrait-il invoquer la distinction entre fraude et soustraction pour justifier l’oubli de déclarer des millions, voire des dizaines de millions, sans s’exposer à une procédure pénale?

Pas si simple. Car même si plus personne n’en parle aujourd’hui et que l’épisode, tragique, semble avoir été rangé au plus profond du subconscient fédéral, l’administration avait bien établi un jour le seuil chiffré qui devait être considéré comme une fraude en droit suisse.

C’était il y a cinq ans exactement, le 19 août 2009, lors de la signature de l’accord UBS avec la justice américaine. Pour sauver la banque, la Confédération s’était engagée à livrer 4450 noms de clients américains.

Pour le faire sans trop tordre son droit interne, la Suisse devait établir que le plus grand nombre possible de ces clients s’étaient rendus coupables de fraude fiscale au sens helvétique, et non d’une simple soustraction, ce qui aurait bloqué la livraison.

Présentant une vague de recours de clients dénoncés, le Département fédéral de justice et police, alors dirigé par Eveline Widmer-Schlumpf, avait donc pris soin de demander aux plus éminents fiscalistes du pays de se prononcer sur cette question du «seuil». Leurs avis de droit avaient été publiés le 19 août, en même temps que le texte de l’accord UBS.

Le fiscaliste le plus prestigieux, le professeur de l’Université de Saint-Gall Robert Waldburger, l’avait alors estimé à 50 000 francs de revenus non déclarés.

Par prudence, le juriste avait même proposé de doubler ce chiffre. «La soustraction de 100 000 francs est sans aucun doute un seuil qui doit être considéré comme un montant important au sens de l’article 190 LIFD», écrivait Robert Waldburger dans son rapport. Probablement sans se douter que cet avis se retournerait un jour contre des contribuables suisses.

L’avocat fiscaliste genevois Xavier Oberson confirme aujourd’hui que «dans la pratique», c’est bien ce seuil de 100 000 francs évoqué par son confrère Robert Waldburger en 2009 qui est désormais retenu par les autorités dans leur chasse aux cas graves de soustraction.

Malgré tout, Xavier Oberson rechigne à le prononcer, préférant compter les zéros: «Les procédures pénales du fisc suisse, résume-t-il, reposent généralement sur des montants présumés à six chiffres.»