dans secret bancaire

Un fraudeur utile

L’affaire Giroud s’inscrit dans le contexte de la fin du secret bancaire en Suisse. Eveline Widmer-Schlumpf est au centre de l’une et de l’autre.

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 3 juillet 2014.

En février 2010, alors qu’elle siégeait au Département de justice et police, la Grisonne en parlait déjà. Ses déclarations avaient provoqué un tollé national. «Eveline Widmer-Schlumpf sème le doute», dénonçaient les éditoriaux: «En appelant à une redéfinition du secret bancaire pour les contribuables suisses, la ministre s’est démarquée du Conseil fédéral, au risque de renforcer la confusion sur le dossier déjà embrouillé du secret bancaire.»

Le professeur de droit fiscal Xavier Oberson jugeait lui aussi cette évocation «prématurée». «La Suisse a un calendrier, rappelait-il. Achevons ce travail avant de remettre en cause le reste du système. Sinon plus personne n’y comprendra rien.»

Trois mois après cette critique, le 4 mai, un nouveau client sonnait à la porte du cabinet Oberson. Dominique Giroud, riche et éminent encaveur valaisan, venait de recevoir une «demande d’information» de l’Administration fédérale des contributions (AFC). Jusqu’ici conseillé par la société Alpes Audit de la famille de Maurice Tornay, il souhaitait que le fiscaliste genevois se charge de répondre aux percepteurs fédéraux.

L’enquête de l’AFC contre Dominique Giroud n’en était qu’à ses balbutiements. Elle allait ronronner encore bien des mois, gelée par un barrage de recours, avant de se perdre dans les tiroirs du Département valaisan des finances, alors dirigé par Maurice Tornay. L’affaire aurait bien pu en rester là.

C’était compter sans le vent de l’histoire, qui allait faire apparaître le lien profond reliant le destin fiscal de Dominique Giroud et celui, politique, d’Eveline Widmer-Schlumpf.

En suivant ces trames parallèles, il apparaît que le sort personnel de l’encaveur valaisan et l’enjeu collectif de la transparence fiscale ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce. Elle se joue sous nos yeux depuis bientôt quatre ans. Son thème nous concerne tous, puisqu’il s’agit de la fin inéluctable du secret bancaire en Suisse pour les Suisses.

Ces deux histoires qui se chevauchent nous ramènent à une série de questions, toujours ouvertes, et sur lesquelles le peuple aura probablement son mot à dire, un jour. Les pouvoirs d’enquête dont le fisc fédéral a usé dans le cas du vigneron valaisan doivent-ils pouvoir être utilisés plus largement, y compris par les cantons? Y a-t-il d’autres Giroud? Si oui, faut-il déployer de nouveaux outils pour les débusquer? Après avoir totalement levé le voile sur les clients étrangers de ses banques, quel niveau de transparence fiscale la Suisse est-elle prête à tolérer pour elle-même?

Retour en 2010. Eveline Widmer-Schlumpf a vite mis la sourdine sur ces idées «prématurées» d’abandon du secret bancaire en Suisse. Sur le plan extérieur, la débandade n’allait plus cesser, jusqu’à déboucher sur une issue encore longtemps restée impensable: l’adoption sans réserve par la Suisse de l’échange automatique d’informations fiscales avec les pays de l’OCDE.

Sur le plan intérieur, la Grisonne était encore fragile. Pour beaucoup, sa silhouette de brindille était devenue le symbole d’une Suisse incapable de se défendre, sans cesse acculée à de nouvelles concessions. Côté UDC, EWS restait marquée au fer rouge par le crime originel: celui d’avoir accepté son élection, qui scellait l’éjection de Christoph Blocher du Conseil fédéral. Il était de bon ton de se moquer de son parti nain, le PBD, taillé spécialement pour elle comme un tout petit boléro.

En septembre 2010, elle prenait en charge le Département fédéral des finances à l’occasion d’une rocade. L’été suivant, on disait qu’il lui restait «six mois pour convaincre», avant la ré-élection de décembre 2011.

Le jour venu, surprise: non seulement Eveline Widmer-Schlumpf était réélue, mais la Grisonne se trouvait du coup propulsée présidente de la Confédération.

Et voilà qu’à peine assise sur ce trône depuis quelques semaines, elle remettait la compresse. En février 2012, un an après son interview qui avait si mal passé, la patronne du DFF évoquait de nouveau la fin du secret bancaire en Suisse.

«Il est temps d’en discuter sérieusement», prévenait-elle. Les conséquences de l’échange automatique avec l’étranger se faisant de plus en plus concrètes, «il faut maintenant savoir si les autorités fiscales suisses pourront elles aussi utiliser les informations qu’elles devront transmettre aux fiscs étrangers».

Cette fois, la réception fut toute différente. La ministre n’était plus seule au combat. Derrière elle se tenaient les puissants directeurs cantonaux des finances, qui réalisaient soudain l’absurdité de la situation qu’allait bientôt entraîner le passage à l’échange automatique: leurs services collaboreraient activement avec les fiscs étrangers, mais resteraient pieds et poings liés face à leurs propres fraudeurs.

Cette situation était jugée intolérable, alors que les finances de nombreux cantons commençaient à plonger dans le rouge, notamment en Suisse alémanique, et que les revenus non déclarés étaient estimés entre 5 et 8 milliards de francs par année.

L’avis qu’une refonte du système devenait nécessaire était donc largement partagé. Même si certains n’avaient pas pris la peine de réfléchir à toutes les implications de ce changement de paradigme. «Il ne serait pas judicieux que la Suisse limite elle-même ses possibilités de requérir l’assistance administrative», lançait alors le conseiller d’Etat valaisan Maurice Tornay.

Il ne se doutait pas que, cinq mois plus tard, la même conseillère fédérale qu’il soutenait ainsi autoriserait de sa main l’ouverture d’une enquête pénale contre son ancien client, Dominique Giroud. Le 14 juillet 2011, agissant en vertu de l’article 190 de la Loi fédérale sur l’impôt fédéral direct, Eveline Widmer-Schlumpf signait un acte secret permettant à l’AFC d’utiliser les armes de la justice pénale contre le vigneron.

Cette signature allait relancer l’enquête de manière décisive. Quelques jours plus tard, les fédéraux de la Division des affaires pénales et enquêtes, la DAPE, perquisitionnaient la société Giroud Vins, le cabinet Alpes Audit et plaçaient sous séquestre la maison de Dominique Giroud. L’étude de Xavier Oberson était elle aussi visitée, mais un tribunal a rapidement ordonné à la DAPE de rendre les documents qui y avaient été saisis.

L’administration estime aujourd’hui à 13 millions de francs les montants détournés entre 2003 et 2009 par Dominique Giroud via une holding à Zoug appelée Torcularia et une société offshore inscrite dans les îles Vierges britanniques.

Ce passage de l’enquête au registre pénal allait conduire à l’éclatement d’un scandale fiscal comme la Suisse n’en avait plus connu depuis des décennies.

Il faut remonter loin, au début des années 90, pour retrouver un feuilleton aussi rocambolesque et embarrassant. En 1992, un jeune golden boy de 38 ans devenu millionnaire dans l’immobilier était tombé dans les mailles de la justice à la suite de l’incendie suspect d’une scierie à La Roche, dans le canton de Fribourg.

Sur fond de dessous de table et de fraude fiscale carabinée, l’affaire Jean-Marie Clerc, dit Kéké Clerc, avait éclaboussé les plus hautes autorités.

«Fribourg est-il pourri?», se demandai-t-on à l’époque. «Non, mais blet», répondait le député socialiste Gérard Bougarel. «Fribourg est en train de mûrir, expliquait- il. Des juges vont jusqu’au bout, quitte à inculper des personnalités de la république. Les langues se délient.» Derrière ces propos amers perçait l’espoir que Fribourg finisse par perdre son image de «réserve de goitreux» et que la purge l’aide à entrer dans la modernité.

L’analogie avec le Valais d’aujourd’hui serait facile. Sauf qu’en réalité ce n’est pas le seul canton de Farinet qui a un problème. C’est tout le pays qui se trouve un peu blet au moment d’entrer, contraint et forcé, dans l’ère moderne de la transparence fiscale.

A l’heure actuelle, sur le plan intérieur, le percepteur helvétique n’a pour ainsi dire aucun moyen d’enquête, à l’échelon tant fédéral que cantonal. Il peut poser des questions, comme il l’avait fait dès 2010 avec Dominique Giroud, mais n’a aucun moyen de vérifier les réponses. Il ne peut pas contraindre des personnes à témoigner, encore moins interroger des banquiers, ni procéder à des perquisitions. Le fisc doit en outre respecter scrupuleusement la distinction entre fraude et soustraction fiscale, cette notion alambiquée que la Suisse a utilisée pendant des décennies pour éviter de répondre aux requêtes des autorités étrangères, et qu’elle a finalement abandonnée d’elle-même en 2009.

Christian Wanner, ministre soleurois et ancien président de la commission des directeurs cantonaux des Finances, explique ainsi l’absurdité de cette distinction qui perdure chez nous: une femme de ménage qui inscrit 550 francs au lieu de 750 sur sa fiche de salaire produit un faux et se rend coupable de fraude au sens pénal. Un entrepreneur qui «oublie» de déclarer un compte abritant un million commet quant à lui une simple soustraction et ne risque rien.

En cas de soupçon de fraude ou de «soustraction grave», l’AFC peut demander l’ouverture d’une enquête pénale. La seule personne à même de donner cette autorisation est le chef du Département fédéral des finances. Et c’est précisément ce qui s’est passé en juillet 2011 dans l’affaire Giroud. Ce type d’autorisation reste toutefois exceptionnel. En 2011, Eveline Widmer-Schlumpf en avait signé six. Elle l’a encore fait onze fois en 2012 et treize fois en 2013.

Le projet de la Grisonne en matière de secret bancaire, dès 2012, était de lâcher la bride aux percepteurs, notamment cantonaux, en rendant beaucoup plus simple l’obtention de ces fameuses autorisations d’enquêtes pénales. En mai 2013, Eveline Widmer-Schlumpf a préparé une ambitieuse réforme allant dans ce sens, obtenant même le soutien du collège pour présenter un projet de loi.

«Le droit actuel présente des faiblesses», estimait alors le Conseil fédéfédéral. «Actuellement, les autorités fiscales cantonales ne disposent pas de moyens d’investigation appropriés. En cas de soupçon, elles ne disposent guère d’autre moyen que d’interroger le contribuable concerné. Cette situation profite aux fraudeurs», prévenait le gouvernement.

Le DFF envisageait alors d’accorder une autonomie beaucoup plus large aux autorités fiscales des cantons, leur confiant de nouveaux moyens d’enquête, comme la possibilité d’obtenir des informations directement des banques. L’autorisation d’ouvrir une procédure pénale, proposait alors Eveline Widmer-Schlumpf, serait confiée directement aux conseillers d’Etat.

Quatre jours après la présentation de ce projet, le 4 juin 2013, un comité interparti soutenu par les libéraux-radicaux, le PDC, l’UDC et la Lega annonçait le dépôt de l’initiative populaire «Oui à la sphère privée».

Moins d’un an plus tard, le projet d’Eveline Widmer-Schlumpf était mort et enterré. La procédure de consultation qui s’est terminée cet automne n’a débouché que sur des dissensions.

L’initiative, quant à elle, aurait le vent bien en poupe. Son comité dévoilera ces prochaines semaines le nombre de signatures obtenu. Et que demande au juste ce texte? Outre de rappeler le droit à la sphère privée, qui figure déjà dans la Constitution, il prévoit surtout de modifier le fameux article 190 – précisément celui sur lequel la cheffe du Département des finances s’était appuyée pour lancer l’enquête contre Dominique Giroud. Les initiants souhaitent que, dorénavant, ce pouvoir ne soit plus confié à l’exécutif, mais à la justice. Conséquence: pour savoir si leurs «soupçons» sont suffisamment fondés pour justifier l’ouverture d’une procédure pénale, les percepteurs devraient présenter leur dossier à un juge, devant un tribunal.

«Iniziativa salva ladri!, s’exclame l’avocat tessinois Paolo Bernasconi, ancien professeur à Saint-Gall et récemment lauréat honoris causa de l’Université de Zurich. Sous couvert de sauvegarder la vie privée, cette initiative vise à sauver les voleurs!»

Imposer qu’une décision d’un juge remplace l’aval actuellement donné par le chef du DFF est à ses yeux particulièrement inacceptable. «Tous les pays qui nous entourent améliorent leur arsenal pénal fiscal, la Suisse est le seul pays qui envisage un retour en arrière!», tonnet- il.

A-t-on constaté un abus de ce pouvoir par le Conseil fédéral, ces dernières années, qui justifierait une telle précaution? «Pas du tout, rétorque Paolo Bernasconi, bien au contraire…» La poignée d’enquêtes pénales autorisées à ce jour par le DFF serait déjà, selon lui, le signe d’une «passivité irresponsable» en la matière.

L’UDC fribourgeois Jean-François Rime, membre du comité d’initiative, ne partage pas cette inquiétude. «En insistant sur la notion de sphère privée, nous ne remettons pas en cause que le fait que soustraction grave devient de la fraude. Reste que cette distinction n’est pas inutile. Le but est de protéger la classe moyenne qui a mis de côté, sou après sou. Il faut absolument éviter de reproduire le système qui ne fonctionne pas dans les pays qui nous entourent.»

C’est face à l’éventualité d’un vote populaire sur cette question que l’affaire Giroud commence ainsi à prendre son sens politique. L’encaveur valaisan apparaît soudain comme un catalyseur bien utile, une référence pour un bord comme pour l’autre.

«Son cas démontre que les instruments les plus puissants du droit pénal sont utilisés avec parcimonie en matière fiscale, pour traquer les cas les plus graves, et non pas pour pourchasser les petits», estime Paolo Bernasconi. «Cela montre que les outils existent déjà pour les cas importants, et qu’il n’y a pas besoin d’en rajouter», rétorque Jean-François Rime.

Entre-temps, Eveline Widmer-Schlumpf a mis de l’eau dans son vin. Le 22 juin, dans la SonntagsZeitung, elle a proposé de remplacer son projet initial par un système à deux vitesses, qui permettrait aux contribuables qui le souhaitent d’autoriser la livraison automatique de leurs informations bancaires au fisc en échange d’une levée de l’impôt anticipé. Les autres continueraient de le payer, transmettant eux-mêmes leur déclaration. Ils conserveraient ainsi leur «droit à l’oubli» sur certains comptes bancaires.