dans Credit Suisse, secret bancaire

« Je veux m’expliquer auprès des Américains »

Comme des milliers d’autres employés de banques suisses, Nicolas Burkhardt a été dénoncé aux Etats-Unis par l’établissement  pour lequel il travaillait. Il a choisi de contacter la justice américaine pour s’expliquer.

Depuis son licenciement il y a quatre ans, Nicolas Burkhardt n’a plus retrouvé de travail. Aujourd’hui, à 48 ans, sa situation financière est dramatique.

Son départ de Credit Suisse, où il a travaillé pendant près de huit ans, d’abord au sein de la filiale Clariden Leu, puis au siège de Genève, s’est mal passé. Il a porté plainte contre la banque aux prud’hommes, en 2010, mais la procédure s’est enlisée.

Nicolas Burkhardt a fini par tirer un trait sur ce passé, et cherché une reconversion. Mais durant l’été 2012, tout est remonté à la surface. Comme des milliers d’autres, il a appris que son employeur avait livré des documents à la justice américaine.

Lorsqu’il demande des explications, un juriste zurichois lui explique d’abord poliment, pendant 45 minutes, qu’au vu de la quantité d’informations que la banque s’est engagée à fournir aux Etats-Unis, son nom allait «probablement» y apparaître.

Après de longues tractations, Credit Suisse l’invite finalement à consulter les documents qui le concernent. Le billet de train première classe pour Zurich est offert. Seul devant un ordinateur, Nicolas Burkhardt découvre alors 41 fichiers portant son nom. Son sang se glace.

«Ces documents sont sans queue ni tête, explique-t-il. Je ne comprends pas comment ils ont été choisis. Il est impossible de retracer mon activité chez Clariden Leu et Credit Suisse sur cette base.»

Y apparaissent des échanges au sujet d’une cliente américaine, mais il n’est précisé nulle part que son compte était dûment déclaré au fisc. L’extrait d’un fichier Excel pourrait laisser croire qu’il gérait 50 millions de dollars de fonds appartenant à des Américains, ce qui, jure-t-il, n’a jamais été le cas.

On y trouve encore le programme d’une formation sur les risques liés à la clientèle américaine, à laquelle il a effectivement participé. Mais d’autres directives internes sur le même sujet, dont il se souvient très bien, ne sont pas dans le lot.

Selon Douglas Hornung, l’avocat genevois qui représente des dizaines d’employés de banque dénoncés dans des conditions similaires, l’expérience de Nicolas Burkhardt n’est pas spécifique à Credit Suisse.

«La plupart de mes clients, employés par plusieurs banques différentes, m’ont fait la même remarque: ils ont l’impression qu’on ne leur montre pas toutes leurs données. Certains voient des documents où le nom d’un collègue apparaît, mais lorsque ce même collègue consulte les données qui le concernent, il n’y figure pas ce qu’a vu l’autre. C’est une constante. »

«De deux choses l’une, conclut Douglas Hornung: soit les banques ne montrent à leurs employés que quelques documents insignifiants pour les rassurer, et transmettent en réalité bien d’autres données, soit elles ne transmettent pas aux Etats-Unis les informations les plus sensibles. »

«Je suis convaincu que les managers et les hauts cadres ne seront pas inquiétés, renchérit Nicolas Burkhardt. Ce sont les petites mains qui paieront. »

A plusieurs reprises, les avocats de Credit Suisse ont répondu à ses inquiétudes par un: «Mais M. Burkhardt, croyez-vous vraiment que les Américains vont s’intéresser à vous?»

«C’est trop facile, rétorque l’ex-employé. Je ne veux pas me laisser faire ainsi. J’ai décidé de réagir. » En 2013, il dépose une demande de mesures provisionnelles auprès du Tribunal de première instance de Genève, demandant qu’interdiction soit faite à Credit Suisse de transmettre ces données. Il est définitivement débouté le 18 juin 2013.

Une semaine plus tard, le 25 juin, il écrit à Eveline Widmer-Schlumpf. Il lui demande l’autorisation de contacter les autorités américaines, pour s’expliquer. La réponse arrive le 18 juillet, sous la forme d’une prise de position de deux pages signée par Fritz Ammann, chef du service pénal du Département fédéral des finances (DFF).

«Mme la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf m’a remis votre courrier pour réponse, indique en préambule le haut fonctionnaire du DFF. Selon vos indications, (…) votre demande correspondrait à une demande d’autorisation au sens de l’article 271 du Code pénal suisse. » (l’article qui punit les «actes exécutés sans droit pour un Etat étranger»).

«L’acte pour lequel vous demandez l’autorisation consiste à communiquer depuis la Suisse au Department of Justice pour clarifier votre position et fournir des explications sur les 41 documents que le Credit Suisse a envoyés au gouvernement américain. »

Or, selon le DFF, «l’acte consistant uniquement en l’explication du contenu de documents qui sont déjà en possession dudit Etat ne réunit pas les éléments constitutifs de l’infraction. » En clair: le DFF estime que Nicolas Burkhardt est libre de s’entretenir avec les autorités américaines.

Douglas Hornung estime que ce blanc-seing accordé par le DFF à une personne concernée par les livraisons de données aux Etats-Unis est une première. Et qu’elle pourrait en inciter d’autres à suivre son exemple.

«Le fait de prendre les devants est bien perçu par la justice américaine», explique l’avocat, qui juge la démarche de Nicolas Burkhardt «constructive» et «courageuse».

«La transmission des documents le concernant n’aurait peut-être jamais porté conséquence, poursuit-il, mais le fait de s’être dit disposé à s’expliquer ne pourra pas lui nuire. »

Nicolas Burkhardt a donc adressé une lettre (lire ci-dessous) à Kathryn Keneally, la vice-ministre de la Justice en charge des affaires fiscales. Outre le soulagement personnel de pouvoir donner sa version des faits, l’ex-employé de Credit Suisse espère que sa démarche servira à d’autres: «Je veux montrer que les employés de banques suisses ne sont pas tous des banksters».

 

La lettre de Nicolas Burkhardt aux autorités américaines:

 

Chère Madame Keneally,

Dans le cadre de la coopération sur le conflit fiscal Suisse-USA, le Credit Suisse vous a transmis 41 documents bancaires, avec mon nom inscrit dessus.

J’ai décidé de m’adresser à vous, avec l’aval des autorités suisses, afin de dissiper tout malentendu, doutes, ou suspicion. En effet, l’état disparate de ces 41 documents ne reflète pas la réalité de ce qui a été mon travail pendant près de huit ans.

J’ai travaillé au Credit Suisse de 2002 à 2005, puis pour une de ses filiales, Clariden Leu, de 2007 à 2010. Dans le cadre de mon statut d’assistant de gestion, je m’occupais principalement de tâches administratives.

En juin 2008, après le départ de nombreux gestionnaires vers un autre établissement, j’ai été promu au poste de Junior Relationship Manager au sein de l’équipe en charge de la clientèle latino-américaine.

Je n’ai jamais prospecté de clients américains. Mon portefeuille était exclusivement composé de comptes hérités de gestionnaires ayant quitté la banque, ou de comptes «en transit» qui m’étaient attribués par mon employeur, selon une répartition interne.

Il est important pour moi de montrer que j’ai toujours œuvré dans le respect du droit suisse et des directives internes de la banque que j’avais à respecter. Le 18   juillet 2013, le Département fédéral des finances m’a indiqué que j’étais libre de prendre contact avec vous, et que le fait de clarifier ma propre situation sur la base de documents déjà en votre possession ne saurait relever d’une violation de l’article   271 du Code pénal.

Dans ces conditions, je désire me soumettre à l’autorité du Département de la Justice pour vous expliquer clairement la signification des documents, lacunaires, que le Credit Suisse vous a livrés et qui me concernent.

Nicolas Burkhardt