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L’analyste qui doutait des subprimes accuse UBS de licenciement abusif

La présentation date de février 2008. Sous le logo de ce qui était alors la quatrième banque d’affaires des Etats-Unis, Kenneth Cohen, 21 ans de maison, présentait fièrement l’activité dont il était responsable: la titrisation de biens immobiliers commerciaux.

Lehman Brothers se targuait de jouer un «rôle dominant» sur ce marché. Rien qu’en 2007, elle avait émis pour 318 milliards de dollars de ces produits financiers adossés à des crédits commerciaux, les CMBS. Ce que Ken Cohen ne disait pas dans sa présentation, c’est que la banque tentait désespérément de se débarrasser d’un paquet de plus de 40 milliards de dollars de ces mêmes CMBS, qui plombaient mortellement ses fonds propres.

Sept mois plus tard, le 15 septembre 2008 à 13 h 45, la banque déposait son bilan, provoquant la plus forte chute de la Bourse de New York depuis les attentats du 11 septembre 2001, sonnant l’ouverture de la crise des subprimes. Ce jour-là, au 745 de la Septième Avenue, Ken Cohen avait fait ses cartons.

Mai 2011, l’ancien magicien des crédits commerciaux de Lehman faisait son retour à Wall Street, à un bloc à peine de son ancien job. Chez UBS. La banque suisse relançait son activité de titrisation. «Le Matin Dimanche» a révélé la semaine dernière que l’équipe de Ken Cohen a émis pour près de 4 milliards de ces produits ces six derniers mois, sous la forme de trois immenses silos de crédits liés à des hypothèques d’hôtels, d’immeubles de bureau et de supermarchés. Un haut cadre de la division CMBS à New York avait estimé l’éventualité de voir exploser ces produits comme «pratiquement impossible». Tel est désormais le mot d’ordre chez UBS: on ne doute pas des vertus des CMBS concoctés par Ken Cohen.

Un analyste de la banque dit avoir été licencié en février dernier pour avoir douté de ce credo officiel. Trevor Murray travaillait pour UBS depuis 2007. Fin 2008, il avait rejoint la division «Stabfund», en charge d’écouler les crédits toxiques récupérés par la BNS lors du sauvetage de la banque. Il avait été licencié en septembre 2009, avant d’être réembauché en mai 2011, lorsque la banque a relancé ses activités de titrisation. En tant qu’analyste expérimenté du marché des CMBS, Trevor Murray gagnait 250 000 dollars par an, agrémenté d’un bonus variant de 200 000 à 500 000 dollars. La lune de miel n’a pas duré. En août, Trevor Murray a déposé une double plainte devant une Cour fédérale et devant un tribunal des Prud’hommes, accusant Ken Cohen d’avoir fait pression pour «biaiser» le contenu de ses recherches. L’ancien de Lehman Brothers aurait exprimé à plusieurs reprises son mécontentement face aux estimations de Trevor Murray, qu’il jugeait «trop conservatrices». Ces études risquaient de «contrarier» le marché et de «brouiller le message» que tentaient de faire passer les courtiers en charge de la vente de ces produits, selon les propos rapportés par l’analyste dans sa plainte. Ken Cohen aurait insisté à plusieurs reprises pour que les études aident à «améliorer les conditions sur le marché des CMBS», présenté comme un «important générateur de revenus» pour la banque.

Trevor Murray se serait adressé à plusieurs reprises à ses supérieurs pour dénoncer les pressions de Ken Cohen, sans obtenir de réponse. Le 6   février, un mois après un entretien personnel «sans tache», Trevor Murray était licencié sans explications. L’analyste invoque le statut de «whistleblower» selon la législation Sarbanes-Oxley, qui protège les employés d’entreprises cotées en Bourse lorsque ceux-ci dénoncent à leurs supérieurs des pratiques qu’ils estiment illicites. Trevor Murray demande sa réintégration, ainsi que plusieurs centaines de milliers de dollars au titre de dommages et intérêts.

La banque conteste ces accusations sur toute la ligne. «UBS applique une politique globale rigoureuse qui protège l’indépendance de ses analystes», indique Karina Byrne, en charge de la communication de la banque à New York. Ces règles internes «affirment clairement que les analystes ne doivent pas être influencés de manière inappropriée» par les traders de la banque, rappelle la porte-parole. UBS juge les allégations de Trevor Murray «totalement sans fondement» et compte se défendre «vigoureusement».

La fermeté du message tranche pourtant avec les positions plus prudentes adoptées par les avocats de la banque devant le tribunal de New York où se joue l’affaire. Dans sa réponse à la plainte de Trevor Murray, déposée le 21 septembre dernier, UBS se garde de contester directement les affirmations de son ex-employé. La banque demande l’annulation de la procédure, invoquant un argument surprenant: UBS estime que Trevor Murray ne peut être considéré comme un «whistleblower» au sens des dispositions Sarbanes-Oxley. Pour en jouir, il aurait dû porter ces griefs devant la commission boursière américaine, la SEC, et pas seulement devant ses supérieurs. L’avocat de Trevor Murray, Robert Stulberg, a dénoncé cet argument comme irrecevable dans une position à la Cour déposée vendredi. Interrogé par «Le Matin Dimanche», l’avocat n’a pas souhaité indiquer si son client comptait dénoncer l’affaire au gendarme des marchés financiers.