Un musée du Missouri avait acheté un précieux masque funéraire auprès d’une galerie chic de Genève. Les Etats-Unis affirment que l’objet a été volé puis recyclé via les Ports Francs, il y a quinze ans, mais les preuves manquent
Ce matin du 31 mai 1954, alors qu’il fouille le site de Sakkarah depuis des mois et que l’espoir d’une découverte l’abandonne, un étrange sentiment envahit l’archéologue Zakaria Ghoneim. «Cela semble extraordinaire, mais j’eus soudain le sentiment que cette pyramide avait une personnalité», racontera-t-il plus tard dans son livre, «The Buried Pyramid».
L’égyptologue avance accroupi dans une galerie inviolée depuis 30 siècles. «En nous relevant et en dressant nos torches, un spectacle merveilleux nous attendait.»
Au centre de la chambre funéraire trône un magnifique sarcophage d’albâtre doré, pâle et translucide. Le tombeau abrite les restes d’une femme. Elle porte un diadème de verre, et le haut de son corps est recouvert d’un magnifique masque de lin et de plâtre peint. Zakaria Ghoneim la baptise Ka Nefer Nefer, ou «Ka la double beauté».
La malédiction de Ka
La découverte est extraordinaire. Scientifiques et journalistes accourent du monde entier pour l’admirer. Zakaria Ghoneim rejoue la scène devant les caméras. Il est même pressenti pour prendre la direction du musée du Caire. Mais quatre ans plus tard, en 1959, la carrière du célèbre archéologue égyptien est brisée net. Accusé de pillage et de trafic d’antiquités, Zakaria Ghoneim se suicide en se jetant dans le Nil.
Restauré en 1966, le masque finit quant à lui dans les réserves du musée du Caire, où il porte le numéro 6119, boîte 6. Ka Nefer Nefer apparaît une dernière fois lors d’un inventaire en 1973, puis tombe dans l’oubli.
Vingt-cinq ans plus tard, le masque resurgit mystérieusement dans une galerie chic des rues basses de Genève. La boutique, Phoenix Ancient Art, appartient à un riche homme d’affaires d’origine libanaise, Suleiman Aboutaam.
En mars 1998, le galeriste et son fils Hicham signent la vente du masque au Musée de Saint Louis, aux Etats-Unis, pour 499 000 dollars (720 000 francs de l’époque). Puis la malédiction frappe à nouveau. Six mois après la vente, Suleiman Aboutaam et son épouse disparaissent dans les eaux glacées de la Nouvelle-Ecosse lors du crash du vol SR111.
L’histoire de Ka Nefer Nefer, qui rebondit aujourd’hui à l’occasion d’un procès aux Etats-Unis, est exemplaire des trajectoires troubles qu’ont suivies ces dernières décennies quantité de biens archéologiques, exhumés dans des conditions parfois suspectes tout autour du monde pour être dispersés via la Suisse sur le très lucratif marché des antiquités.
Genève a longtemps joué le rôle de plaque tournante dans ces trafics d’œuvres pillées. Ce n’est qu’en 2005 qu’est entrée en vigueur la loi sur le transfert des biens culturels (LTBC), qui punit l’acquisition, l’importation ou la vente de trésors archéologiques volés. Avant cette date, les trafiquants jouissaient en Suisse d’une impunité totale.
A tel point que le pays était devenu le lieu de passage obligé des pièces volées. C’est dans les Ports Francs de Genève que ces objets aux origines louches retrouvaient soudain un pedigree permettant leur vente dans les plus prestigieuses maisons d’enchères. Ceux-ci mentionnaient souvent un «collectionneur suisse», aussi riche qu’anonyme.
C’est bien ce qui se serait passé dans le cas du masque de Ka Nefer Nefer. En 2005, un ancien gardien de musée hollandais reconverti dans la traque d’œuvres volées, Ton Cremers, lance l’alerte sur un forum Internet spécialisé qui réunit des policiers et des responsables de musées. Il fait état d’informations confiées par une «personne associée de près à la disparition du masque».
La «route suisse»
Ton Cremers affirme que l’objet, volé au musée du Caire à une date inconnue, a suivi la «route suisse» habituelle, via les Ports Francs, jusqu’aux «tristement célèbres Aboutaam». Il désigne ainsi Suleiman et ses deux fils, Ali et Hicham, qui ont repris Phoenix Ancient Art après la disparition de leur père.
Actifs entre Genève et New York, les Libanais jouissent d’une réputation sulfureuse dans le milieu. Le nom d’Hicham Aboutaam, notamment, a été mentionné aux Etats-Unis et en Egypte dans des affaires de trafic d’antiquités. Ton Cremers adresse une copie de son message à Jean-Robert Gisler, spécialiste des biens culturels au sein de la police fédérale, ainsi qu’à Interpol et à un agent du FBI.
Le dossier paraît s’enliser, mais en 2011, les autorités américaines passent à l’attaque. Dans une procédure rarissime, le gouvernement fédéral ordonne la confiscation du masque pour procéder à sa restitution à l’Egypte. Mais le Musée de Saint Louis s’y oppose. S’engage alors une longue procédure devant un tribunal du Missouri.
La plainte du gouvernement accuse les Aboutaam d’avoir organisé le transfert du masque et déguisé sa provenance. Lors de la vente au musée américain, Suleiman Aboutaam avait assuré que le masque provenait d’une collection privée, réunie dans les années 60. La piste se perdait au hasard d’une adresse à Cologny, et la date ne collait pas avec l’inventaire qui recensait le masque au Caire en 1973.
Disparu, mais pas volé
Le verdict est tombé jeudi dernier. Dans une ultime décision, le juge a débouté le gouvernement américain et donné raison au musée. En substance, la Cour maintient que si les autorités égyptiennes sont incapables d’éclaircir les circonstances de la disparition du masque – et donc de prouver son vol –, l’objet n’a pas à être rendu.
A Genève, le directeur de Phoenix Ancient Art, Michael Hedqvist, se félicite de ce jugement «très important». «Durant toutes ces années, les autorités impliquées ont eu largement le temps de se pencher sur l’origine de cet objet», constate-t-il. Or, aucun élément nouveau ne serait apparu établissant que le masque a bien été volé.
La vente de l’objet s’étant déroulée avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur le trafic de biens pillés, le directeur comme les frères Aboutaam n’ont de toute manière pas grand-chose à craindre en Suisse. A moins que d’autres affaires ne les rattrapent.
En avril dernier, Le Temps racontait comment des inspecteurs des douanes étaient tombés sur un magnifique sarcophage dans les Ports Francs de Genève. L’objet aurait été proposé par Phoenix Ancient Art au milliardaire et philanthrope Jean-Claude Gandur. Celui-ci aurait décliné au vu de ses origines douteuses. Alertée par la Suisse, la Turquie réclame le retour du sarcophage. Une enquête a été ouverte pour violation de la LTBC. Michael Hedqvist n’a pas souhaité s’exprimer sur cette affaire.
USA vs Mask of Ka Nefer Nefer – First Amended Complaint