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Les crédits toxiques d’UBS vont lui rapporter des milliards

En sauvant UBS en 2008, le contribuable suisse est devenu propriétaire de centaines de biens immobiliers aux Etats-Unis. Ils sont détenus via une société offshore inscrite au Delaware, Stabfund USA Inc. A New York, 70 traders d’UBS travaillent d’arrache-pied pour les revendre. S’ils y parviennent, cette division pourra gagner des milliards. Et peut-être même devenir la plus profitable du groupe.


Frankie et Tommy Pinder ont vécu heureux pendant plus de trente ans au 4606 Hollybrook Lane. Leur petite maison de 125 mètres carrés, posée à quatre kilomètres pile dans l’axe de la piste 33R de l’aéroport George-Bush de Houston, au Texas, valait 120 000 dollars en 2007 d’après l’estimation d’une banque locale.

Ce dont le couple de retraités texans était loin de se douter, c’est qu’à l’autre bout du pays, au numéro 1285 de l’Avenue of the Americas, à New York, leur emprunt avait été découpé et revendu en tranches dans la folle sarabande des subprimes. Lorsque la musique s’est arrêtée net sur les marchés financiers, début 2008, la grande banque suisse UBS s’est retrouvée avec l’hypothèque du 4606 Hollybrook Lane sur les bras.

Pour les Pinder, le cauchemar avait déjà commencé. Au décès du père, Tommy, en 2007, sa fille Tommie avait découvert avec effroi les conditions de l’hypothèque souscrite par son père. Sa banque lui imposait de rembourser immédiatement la totalité du prêt, soit plus de 70 000 dollars. «C’était impossible de verser cette somme, raconte aujourd’hui Tommie Pinder. Ils ont raconté n’importe quoi à mes parents pour leur vendre ce prêt. Ils n’y comprenaient rien, et encore moins ce qui allait se passer après leur décès. » Le crédit des Pinder leur avait été vendu par un courtier local, qui s’était empressé de le passer plus loin. Jusqu’à ce qu’il parvienne à UBS.

Saisie par la BNS

Le sort de la maison familiale des Pinder s’est joué à leur insu, fin 2008 ou début 2009, lorsque l’établissement trop grand pour faire faillite a transféré leur crédit à la Banque nationale suisse (BNS), en même temps qu’un immense paquet de 38 milliards de dollars de titres financiers et de créances immobilières pourries amassées à travers tous les Etats-Unis. C’est ainsi que le contribuable suisse est devenu propriétaire du 4606 Hollybrook Lane. Puis la maison a finalement été saisie. C’était le 27 juillet 2009. Tommie Pinder se souvient de ce jour-là. «C’était un cauchemar. Mes parents y vivaient depuis plus de trente ans, moi et mes sœurs y avons grandi. »

L’acte de saisie était signé par une société anonyme inscrite dans le Delaware, Stabfund (USA) Inc, elle-même détenue par la SNB StabFund Kommanditgesellschaft für kollektive Kapitalanlagen, à Berne. Cette dernière a été fondée le 27 novembre 2008 par la BNS, à qui elle appartient intégralement. Son but: financer le sauvetage historique d’UBS en recueillant 90% des actifs qui menaçaient de plomber mortellement les comptes de la banque. La BNS est détenue à 62% par les 26 cantons suisses et par leurs 24 banques cantonales.

Les traders du 11ème

Juridiquement, Stabfund (USA) Inc regroupe les actifs en dollars récupérés par la BNS dans le sauvetage d’UBS. C’est 73% du total. Le prix obtenu pour leur liquidation à l’horizon d’un ou deux ans décidera du succès de l’opération, mise au point par la BNS et son actuel président, Thomas Jordan. L’enjeu se chiffre en dizaines de milliards, mais sa portée est aussi symbolique. Des multiples cas de sauvetages de banques qui jalonnent l’histoire du capitalisme moderne, très rares sont ceux qui se sont soldés par des gains. Or c’est justement le tour de force que s’apprête à réaliser la BNS. En septembre 2011, la liquidation des actifs du Stabfund a affiché un gain provisoire de 3,3 milliards de dollars. Cet exploit a de quoi attirer l’attention. Le 20 décembre dernier, le quotidien françaisLes Echoscitait l’opération en exemple réussi d’une «bad bank» publique: «Après avoir volé au secours du célèbre établissement en signant un très gros chèque, la Confédération helvétique vient de gagner sur tous les tableaux. En clair, décryptait le journal économique: la Banque centrale suisse vient de changer le plomb des actifs toxiques d’UBS en or pour la Confédération. »

Ce que ces louanges omettent de dire, c’est que le crédit de cette transmutation financière revient d’abord à une équipe de 70 traders d’UBS, à qui la BNS a «sous-traité» la tâche de liquider les actifs du Stabfund. Ces employés sont installés au 11e étage du siège de la banque d’affaire à New York, au 1285 de l’Avenue of the Americas. Plusieurs d’entre eux travaillaient avant la crise dans les différentes divisions chargées de créer ces produits à partir de dettes hypothécaires. Dont celle des Pinder.

Cette situation est «un peu paradoxale», reconnaît un cadre de la BNS qui n’est pas autorisé à s’exprimer publiquement en ces termes. Il faut pourtant se rendre à l’évidence, souligne-t-il: «les gens qui sont à l’origine du désastre sont finalement les mieux à même de le réparer. »

L’opération ne sera pas gratuite. La banque sera aussi rémunérée pour ce travail selon un modèle de partage des profits. En cas de gain, le premier milliard reviendra à la BNS. Passé ce cap, la banque touchera 50% des profits. Ce «deal» est enregistré dans les comptes de la banque sous la forme d’une option, qui lui permettra de toucher cette prime si l’opération se révèle profitable in fine. Dans le cas estimé comme relativement improbable où la liquidation du Stabfund déboucherait sur une perte, UBS pourrait renoncer à exercer cette option.

Selon les derniers chiffres rendus publics par la BNS, le 30 septembre dernier, l’opération serait déjà profitable pour la banque. Sans compter les 3,8 milliards avancés par UBS lors de la constitution du Stabfund en 2008 – un montant aussitôt passé dans le flot des pertes abyssales de 2008 –, le mode de répartition 50/50 avec la BNS pourrait déjà permettre à UBS d’engranger 1,1 milliard de dollars. Cette somme est pour l’heure virtuelle, puisque le versement n’interviendra que le jour où le dernier crédit du Stabfund aura été liquidé. Mais les choses s’annoncent plutôt bien.

Pactole pour UBS

Pour la division «Stabfund Investment» d’UBS, le meilleur est ainsi à venir. Le fonds contient encore 13 milliards d’actifs à liquider. Or si l’économie américaine retrouve la croissance comme espéré et que les produits considérés comme toxiques en 2008 gardent la valeur qu’ils ont regagnée aujourd’hui, les traders d’UBS ont de bonnes chances d’écouler ces 13 milliards à prix coûtant. Dans ce cas, la petite équipe au 11e étage du siège new-yorkais réaliserait un profit de 3,6 milliards de dollars. Même dans le scénario plus pessimiste d’une décote de 15% sur la valeur de ces titres, les 70 traders amasseraient toujours un pactole de 2,5 milliards. A titre de comparaison, les activités des 65 000 salariés d’UBS se sont soldées sur un bénéfice de 5,5 milliards de dollars l’an dernier.

Mesurée à cette aune, la division «Stabfund Investment» d’UBS pourrait devenir la plus profitable du groupe, et de loin. D’ailleurs, si UBS a promis de tailler 2000 postes dans sa banque d’affaire aux Etats-Unis, les traders du 11e ne sont pas concernés. Au contraire, la banque continue d’étoffer l’équipe. Une des très rares offres d’emploi disponible au sein de la banque d’investissement à New York, ouverte le 2 février dernier, recherche un «analyste quantitatif» chevronné pour la division Stabfund Investment. «C’est bon signe, interprète l’économiste Jean-Pierre Béguelin. Cela indique que le marché se reprend, et qu’il redevient possible de calculer de manière précise la valeur de ces actifs. Cela suggère aussi que le niveau de pertes d’UBS a probablement été surestimé lors de la tempête de 2008», conclut-il.

Dans le quartier de Fairgreen, beaucoup pensaient aussi que la très grosse décote offerte sur le 4606 Hollybrook Lane était surfaite. En septembre 2009, Stabfund (USA) Inc a mis en vente la petite maison pour 60 000 dollars, la moitié de sa valeur de 2007. Modesto Benitez s’est porté acquéreur à ce prix le 10 septembre 2009. S’il pensait en retirer un jour une plus-value, il s’en mord aujourd’hui les doigts. Malgré la reprise économique dont parlent les experts, le marché immobilier américain n’a toujours pas touché le fond. L’été dernier, Modesto Benitez a mandaté l’agence locale du courtier Remax pour revendre la maison. Il en demandait 79 900 dollars. L’annonce est en ligne depuis six mois.

UN HÔTEL ZEN À MIAMI, UN TROU À MANHATTAN

Pour écouler au plus vite et au meilleur prix les 13 milliards d’actifs qui dorment encore dans le Stabfund, l’équipe réunie par UBS n’a pas seulement besoin de traders. Il lui faut aussi l’aide d’une escouade d’avocats. Car le Stabfund ne contient pas que des produits financiers exotiques. C’est ce que montrent des recherches du «Matin Dimanche» dans des registres fonciers, des documents de justice et des sites américains de petites annonces immobilières. La Banque nationale suisse, et à travers elle le contribuable helvétique, a aussi hérité à travers ce fonds de dizaines de maisons individuelles dans tous les Etats-Unis. Parmi elles, le 4606 Hollybrook Lane dans la banlieue de Houston, revendue en 2009 pour 60 000 dollars à Modesto Benitez. Le Stabfund contient aussi des immeubles commerciaux à Chicago et à Los Angeles.

La BNS cherche même à se défaire d’une rareté absolue: un terrain en friche en plein centre de Manhattan. En 2007, UBS avait prêté 29 millions de dollars à une promotrice immobilière d’origine russe, Natalia Pirogova, pour bâtir un hôtel et des appartements au coin de la 33e rue et de Madison, à un bloc de l’Empire State Building. Le projet ne s’est jamais réalisé. Le Stabfund, via les avocats engagés par UBS, a porté plainte en 2010 pour exiger la vente du terrain. Mais d’autres débiteurs, de même que Natalia Pirogova, s’y opposent. La procédure, lancée il y a pile deux ans est toujours ouverte. Le Stabfund estime que ses intérêts en retard se montent à 9600 dollars par jour.

Dans le cas de l’hôtel Omphoy, à Palm Beach, le contribuable a déjà encaissé sa perte. UBS avait injecté 60 millions de dollars dans cet hôtel d’inspiration zen- fusion de 134 chambres qui n’a jamais fait autre chose que des pertes. En mai dernier, le milliardaire local Jeff Green a racheté la dette du Stabfund pour 42 millions de dollars. A la presse locale, il a déclaré investir dans l’hôtel «pour le fun». Sa première initiative a été de changer le cuisinier.