A Brooklyn, Loretta Lynch enquête sur la FIFA. De l’autre côté du pont, le procureur de Manhattan dénonce la corruption «récidiviste» d’un autre fleuron suisse.
Une version de cet article est parue dans L’Hebdo le 4 juin 2015.
En comparaison, les pontes de la FIFA passent pour une bande de rustres avides et incultes. Leurs virements par millions via des sociétés offshore et leurs valises de cash, racontés en détail dans l’acte d’inculpation (pdf) rédigé par l’actuelle ministre de la Justice, Loretta Lynch, étaient un appel à se faire passer les menottes. On les imagine cliquetant sur leurs épaisses gourmettes en or.
Amateurs. La corruption privée, au XXIe siècle, sait prendre des formes bien plus raffinées et sophistiquées.
Celui qui le démontre le mieux ces jours est encore un procureur de New York, à Manhattan cette fois, juste de l’autre côté du pont de Brooklyn. Son nom est Preet Bharara, et sa cible est une autre institution de l’économie suisse: l’entreprise pharmaceutique Novartis.
La multinationale est accusée d’avoir corrompu des centaines de médecins et des chaînes de pharmacies américaines pour promouvoir ses médicaments.
Selon le parquet de New York, Novartis aurait acheté certains pharmaciens «par le biais de potsde-vin déguisés en rabais» et les aurait «transformés en représentants» chargés de vendre ses médicaments. «Ces professionnels de la santé ont accepté de renoncer à leur indépendance, et d’user de leur influence pour promouvoir les produits de Novartis auprès des patients», accuse la plainte. Le dommage causé par ces pratiques serait considérable.
Les patients et les assurances sociales (Medicare et Medicaid) auraient versé des dizaines de millions de dollars pour des médicaments coûteux et parfois peu efficaces, voire dangereux.
Ce n’est pas tout. Novartis aurait aussi copieusement arrosé des médecins en échange de prescriptions ou de conseils favorables à ses médicaments contre l’hypertension et le diabète. Comme toutes les entreprises pharmaceutiques, Novartis dépense des dizaines de millions de dollars chaque année aux Etats-Unis et en Europe pour inviter des médecins à des conférences, pour défrayer leurs interventions ou financer leurs travaux de recherche.
Mais les largesses de la firme de Joe Jimenez sortent à tel point du lot que les enquêteurs américains y voient désormais la preuve d’une corruption systématique. Leur plainte recèle des dizaines d’exemples, comme ce repas pour trois personnes dans un restaurant japonais facturé 9750 dollars. Novartis a dépensé 65 millions de dollars, en dix ans, pour défrayer des médecins aux Etats-Unis.
Ces soupçons résonnent d’une manière tout à fait particulière en Suisse, où le Parlement planche ces jours sur une nouvelle loi sur la «corruption privée». Face aux réticences d’Economiesuisse et de l’Association suisse des banquiers, une majorité du Conseil des Etats tente de modifier ce texte pour éviter qu’il ne puisse s’appliquer si des pratiques similaires à celles reprochées à Novartis aux Etats-Unis devaient être constatées en Suisse.
L’origine des griefs portés contre la pharma bâloise rappellera quelque chose aux banquiers suisses. Les premières plaintes ont été déposées en 2011 par deux employés de Novartis qui se sont portés partie civile, et qui réclament une part des dommages que l’entreprise pourrait avoir à verser.
Fait relativement exceptionnel: la justice américaine a gardé les plaintes secrètes pendant deux ans, le temps de conduire ses propres investigations. La procédure a été initiée en 2013, et l’affaire avance à grands pas depuis: vingt-neuf Etats fédéraux ont déjà rejoint la procédure conduite par Preet Bharara en tant que plaignants.
Le plus étonnant est que Novartis connaît très bien les risques liés à ces pratiques. En 2010, l’entreprise avait déjà versé 420 millions de dollars d’amende pour des faits similaires. A l’époque, l’entreprise avait reconnu ses manquements et s’était engagée à respecter un «code d’intégrité», dont l’application devait être supervisée par le conseil d’administration.
Le respect de règles de conduite internes est un argument régulièrement soulevé par les opposants à un renforcement de l’arsenal anticorruption contre les entreprises. Sauf que dans l’affaire américaine, les cadres de Novartis semblent bien s’être assis sur leurs codes.
«Nous affirmons que Novartis est une entreprise récidiviste en matière de pots-de-vin», déclarait le procureur Preet Bharara en 2013. En mai 2011, six mois après l’accord scellé avec la justice américaine et l’établissement du «code d’intégrité», Novartis et une pharmacie tentaient de s’entendre, dans une suite d’e-mails accablants, en convenant que certaines conditions commerciales «ne pouvaient pas être posées par écrit».
Novartis a tenté de se défendre en affirmant que la justice n’avait pas pu établir suffisamment clairement le lien entre les défraiements des médecins et l’avantage économique indu que l’entreprise en aurait retiré. Cet argument a été balayé par la Cour en septembre dernier. Et, depuis, les choses s’accélèrent.
L’enquête avance, confirmant ce vieil adage qui joue toujours en faveur des procureurs new-yorkais: on n’est jamais trahi que par les siens. Comme Loretta Lynch dans son enquête sur la FIFA, Preet Bharara peut maintenant compter sur les confidences des ex-partenaires de l’accusé, qui ont été plus rapides à se mettre à table.
Le 1er mai dernier, la chaîne de pharmacies Accredo, un des co-conspirateurs de Novartis, a accepté de verser 60 millions de dollars d’amende, en reconnaissant les faits qui lui étaient reprochés. La chaîne CVS devrait être la prochaine. Dès que ce sera fait, il ne restera plus qu’un nom sur la liste des accusés: Novartis.