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Patrick Drahi, roi des junk bonds

Le financier Patrick Drahi va emprunter la totalité des 16,5 milliards d’euros nécessaires au rachat de SFR. Il s’agit de la plus grande émission de dette spéculative en Europe depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008.

Une version de cet article est parue dans Le Matin Dimanche le 13 avril 2014.

«Junk bonds». Le terme sent la poudre à Wall Street depuis un quart de siècle. Ces «obligations pourries», qui ont fait la gloire et la chute de Michael Milken dans les années 80, ont joué leur rôle d’accélérateur dans tous les grands incendies financiers, en 1989, en 2001 et 2008.

En 2014, les «junk bonds» sont de retour, grâce au mélange détonant des liquidités à taux zéro déversées par les banques centrales dans le système financier et à l’appétit retrouvé des investisseurs pour des placements à haut rendement.

Le signe le plus tangible de cette résurrection est le rachat de l’opérateur français SFR par le «milliardaire» israélien basé à Genève Patrick Drahi. L’homme d’affaires empruntera la totalité de la somme nécessaire pour avaler sa proie – environ 16,5 milliards d’euros – sur les marchés financiers par l’émission d’obligations hautement spéculatives.

La méthode est celle du «leveraged buyout», ou rachat par effet de levier. Comme les «junk bonds», ce terme trouve son origine dans les années folles de Wall Street, quand les financiers s’étaient pris de passion pour cette technique.

Le « leveraged buyout » expliqué par Gordon Bizar, père spirituel et précurseur de Patrick Drahi:

Les actifs d’une entreprise sont utilisés comme fonds propres pour lever des crédits qui serviront à l’achat d’une seconde société peu endettée. Celle-ci servira à son tour de garantie pour les emprunts suivants, les intérêts étant ponctionnés sur les flux de trésorerie de chaque entreprise. Les risques associés à ce type d’opérations pyramidales avaient été dénoncés par le président de la Réserve fédérale, Paul Volcker, en… 1984.

A ce jeu, Patrick Drahi est prêt à battre des records. Le cabinet d’avocats spécialisés chargé de ficeler l’affaire, Ropes & Gray, décrit lui-même le rachat de SFR comme «la plus grande opération de financement à effet de levier en Europe depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008».

La holding luxembourgeoise Altice, détenue à 75% par Patrick Drahi, est déjà criblée de dettes. L’agence Moody’s lui attribue la note B1, soit quatre crans en dessous de la catégorie jugée digne d’investissement. Comparée à un Etat, la dette d’Altice est considérée comme aussi risquée que celle du Cameroun ou du Sri Lanka.

Cette ressource épuisée, Patrick Drahi a donc dû trouver une autre source de financement. Pour mettre la main sur SFR, sa holding Altice va utiliser sa participation dans un autre opérateur, Numericable, qui s’endettera pour financer l’opération. Et comment Patrick Drahi a-t-il acquis ses parts dans Numericable? A crédit bien sûr.

Le câblo-opérateur français a été opportunément coté en Bourse en novembre dernier. Patrick Drahi a profité de l’occasion pour y injecter 325 millions d’euros et devenir le principal actionnaire. Cet investissement at été entièrement financé par des emprunts bancaires, avancés notamment par Goldman Sachs et BNP Paribas, eux-mêmes garantis par les actions qu’il venait d’acheter. En novembre, cette prise de contrôle avait été décrite comme une des plus importantes opérations d’achat d’actions à crédit de ces dernières années.

Numericable émet ces jours les obligations qui financeront le rachat de SFR. Ces titres contiennent des clauses spéciales, dites «covenant lite» dans le jargon financier, qui limitent les droits de recours des créanciers en cas de faillite. Les acquéreurs de ces produits sont généralement des fonds de pension et des assurances.

L’agence de notation Standard & Poor’s, accusée en 2008 de n’avoir rien vu venir de la crise des subprimes, a publié une étude sur le marché de la dette des entreprises européennes en décembre dernier. Son titre? «Attention, virage dangereux».