Depuis au moins 11 ans, la banque «arrondissait» chaque jour le loyer du franc suisse à son profit.
Les enquêteurs du Département de la justice (DoJ) comprennent le suisse allemand.
C’est une chance, parce que c’est grâce à leurs recherches dans les messageries instantanées des traders zurichois d’UBS que les Suisses peuvent apprendre que la banque a non seulement contribué à manipuler les taux d’intérêt mondiaux sur le dollar, la livre britannique et le yen, mais qu’elle a aussi «systématiquement» joué avec le loyer de l’argent en franc suisse. Et ce depuis plus de dix ans.
Le gendarme helvétique des marchés financiers, la Finma, ne s’est pas intéressé à cet aspect du scandale. Il y a consacré tout juste deux phrases dans son rapport du 19 décembre qui marque, à ses yeux, la fin de l’affaire. Pour connaître l’ampleur des manipulations qui ont touché le franc – et les fondements de l’économie suisse avec –, il faut donc parcourir le rapport d’enquête américain (pdf) qui consacre deux pages à ces trucages, citant notamment les dialogues «in Swiss German» des traders de la centrale de Zurich enregistrés sur leurs messageries instantanées.
On y lit notamment que «depuis 2001 au moins et jusqu’en septembre 2009», le département en charge de la trésorerie d’UBS a systématiquement «arrondi» son estimation du Libor pour en faire profiter ses propres positions de trading. Le rapport du DoJ montre aussi que ces trucages n’étaient pas passés totalement inaperçus.
En février 2005 déjà, un «client d’UBS», probablement un établissement financier, s’était étonné que le Libor annoncé par la banque tombe toujours dans le sens qui lui profitait. UBS avait répondu que c’était là son «droit naturel», et que «toutes les banques faisaient de même».
Outre la Finma, la banque centrale suisse affirme toujours n’avoir rien vu du trucage organisé du Libor, malgré les signaux d’alerte. LeWall Street Journalavait prévenu durant l’été 2008 que les grandes banques pouvaient avoir intérêt à faire baisser le Libor pour ne pas révéler l’ampleur des tensions qui régnaient sur le marché du crédit interbancaire.
UBS était citée en exemple. Thomas Jordan, alors vice-président de la BNS, assurait en juin 2008 qu’il n’existait «aucune preuve empirique» démontrant que le taux d’intérêt du franc suisse était manipulé. Au contraire, il justifiait les «fluctuations» suspectes par les effets de la crise. Le 13 décembre dernier encore, la BNS assurait «qu’à ce jour, aucune distorsion importante du taux de référence» n’avait été «constatée sous l’angle de la politique monétaire».
En jouant de la sorte avec cet indice, les traders pouvaient influencer la valeur de dizaines de milliards de dollars de produits financiers liés aux taux d’intérêt. «Ils jouaient à Dieu», résume un ancien employé de la banque d’investissement d’UBS formé à New York.
«En contrôlant la courbe des taux, ils pouvaient réaliser le but de tout trader: acheter ces produits financiers au plus bas et les revendre au plus haut, souvent aux clients de la banque», explique-t-il.
Une variation de 0,01% du taux d’intérêt sur le yen rapportait 2 millions de dollars sur les positions d’un seul trader de 27 ans du desk japonais d’UBS. Les autorités américaines estiment que ces pratiques ont fait gagner des centaines de millions de dollars à la banque en trois ans, rien qu’au Japon.
Le principe était le même en Suisse, où la division en charge de la trésorerie d’UBS donnait quotidiennement des indications sur le taux idéal à annoncer. Or ces mouvements orchestrés tantôt à la hausse, tantôt à la baisse sur les taux d’intérêt ne se répercutaient pas seulement sur les paris pour compte propre de la banque.
Leurs effets s’étendaient du même coup à l’ensemble de l’économie, via les hypothèques, les leasings de voitures et les produits financiers vendus par centaines de milliards aux caisses de pension.
Les Américains n’ont pas mis longtemps pour le comprendre. Des dizaines d’investisseurs, de fonds de pension et des propriétaires se sont ligués dans des actions collectives contre les 16 banques soupçonnées d’avoir manipulé les cours.
Les montants des dommages évoqués dans ces procès-fleuves, estimés en centaines de milliards, font passer l’amende prononcée mercredi contre UBS pour un aimable avertissement. Le fait que la banque suisse a été contrainte de plaider coupable devant la justice pénale américaine, une première aux Etats-Unis depuis plus de vingt ans, apporte de l’eau à leur moulin.
Les plaignants américains devront encore faire établir précisément combien ces tricheries leur ont coûté, ce qui ne sera pas une mince affaire. Mais ces questions seront au moins posées devant des tribunaux.
En Suisse, le dossier sera très vraisemblablement refermé à peine après avoir été ouvert. Contrairement à ses homologues américains et britanniques, la Finma semble avoir enquêté à décharge(lire encadré). Elle nie d’emblée toute implication de la direction de la grande banque, et n’évoque aucune manipulation antérieure à la crise de 2007-2009, lorsque les banques avaient intérêt à pousser les taux vers le bas.
Mais qu’ont coûté en Suisse ces mêmes manipulations des taux, conduites chaque jour depuis plus de douze ans par UBS à son profit, donc y compris à la hausse? Celui qui tenterait d’estimer ces dommages se heurterait immédiatement à un mur.
Une telle estimation supposerait en effet de connaître le volume des hypothèques directement liées au Libor vendues dans le pays. Ce chiffre existe, mais il est tout bonnement tenu secret par la Banque nationale suisse.
Pourquoi cela? Parce que les banques ne lui transmettent cette information que sous la forme d’un «sondage» informel.
«Ces chiffres, explique le porte-parole de la BNS Walter Meier, n’ont donc pas valeur de statistique. » En clair, les banques sont libres de les arranger à leur guise, et le résultat n’est pas fiable. Circulez, il n’y a rien à calculer.
FINMA ET UBS: 410 AVOCATS POUR 4 GENDARMES
Les violations d’UBS étaient bien sûr «sévères». Mais dès le troisième paragraphe de son rapport, la Finma évoque déjà un mobile en forme d’excuse pour la grande banque. Si UBS a donné de fausses indications pour faire baisser le Libor, à en croire le régulateur, elle cherchait avant tout à «influencer la perception» de sa situation financière face «aux autres participants sur les marchés» et, précise aussi la Finma, face aux «médias».
Les enquêtes américaines et britanniques offrent une conclusion bien différente. Ils démontrent qu’UBS arrangeait les bidons du Libor bien avant que n’éclate la crise des subprimes, et surtout qu’elle tirait de très juteux profits de ces manipulations depuis des années. C’est bien ce qui a justifié l’amende record de 1,4 milliard de francs prononcée par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis
Les 59 millions de restitutions de profits ordonnés par la Finma ont été estimés avec le plus petit bout possible de la lorgnette. Ce montant ne se base en effet que sur les profits réalisés depuis 2009, soit sur à peine une année de fraude, alors que celle-ci a duré plus de douze ans.
La Finma, indique son porte-parole, ne disposait pas de la base légale nécessaire pour exiger une restitution des bénéfices illicites accumulés avant 2009. Elle n’a donc pas cherché à les calculer.
La «base légale» n’était pas la seule faiblesse de la Finma dans ce dossier. La disparité des effectifs entre le gendarme et le voleur donne le vertige. UBS a embauché pas moins de 410 avocats externes dans le cadre des enquêtes sur le Libor. L’équipe de la Finma comptait de son côté «moins de 5 personnes», indique son porte-parole Tobias Lux, qui ne sait s’il doit s’inclure ou non dans ce nombre. L’enquête formelle de cette petite troupe de gendarmes de la finance aura duré trois mois en tout et pour tout, et s’est basée uniquement sur les informations livrées par UBS.