Trois Russes à l’origine d’une vaste fraude ont blanchi plus de 100 millions de dollars à Genève avec une aisance déconcertante. Après une transaction en liquide chez Bordier, ils ont mené grand train au bout du lac et dispersé leur magot. L’opération interroge les pratiques de la petite banque privée.
Il n’aura fallu qu’une petite semaine pour mener à bien l’opération. Le lundi 21 mars 2011, Serguey Kondratyuk, Ruslan Pinaev et Georgy Urumov sont prêts à se partager le magot. C’est le coup de leur vie. Cinq jours plus tôt, un virement de 120 millions de dollars est arrivé depuis la Latvijas Krajbanka de Riga sur le compte que les trois Russes détiennent auprès de la petite banque privée via une société panaméenne.
Certes, sur ces 120 millions, les trois hommes ont déjà dû en reverser un peu plus de dix à un quatrième comparse pour services rendus. Mais sur leur compte, ce matin-là, ce sont pas moins de 109 millions de dollars qui les attendent. Comme convenu, ils se diviseront le pactole en parts égales, 36,3 millions chacun. Les clients ont averti Bordier. Ils ont une requête particulière. Ils souhaitent se partager la somme en liquide. En liasses de billets de 100 dollars.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ou presque. Bordier & Cie, qui se présente sur son site Internet comme la banque privée «de référence pour la gestion d’un patrimoine familial», ne dispose pas d’un tel montant en liquide, encore moins en dollars. Pour réunir une telle quantité de cash, Bordier doit passer commande chez UBS. Or même la grande banque ne peut fournir suffisamment de billets verts en un jour. Il faudra donc s’y reprendre à deux fois.
Le 21 mars, une première fournée de 60 millions de dollars est livrée chez Bordier par fourgon blindé. Posé sur une palette industrielle, le pactole mesure près d’un mètre de haut et pèse 600 kilos. Le montant est divisé en trois lots de 20 millions. La banque se livre alors à ce qu’elle appelle pudiquement une «opération de caisse». Sans sortir de ses locaux, les 60 millions en cash sont «retirés» du compte commun des trois Russes en échange de trois reçus signés par chacun d’eux. Les lots de 20 millions sont ensuite déposés sur trois nouveaux comptes au nom de sociétés-écrans, une pour chaque client. A nouveau, les Russes signent trois reçus. Ces transferts exécutés, les billets verts retournent chez UBS comme ils sont venus. Pour transvaser les 109 millions, il faut encore rejouer la scène deux jours plus tard. Cette fois pour un retrait de 49 millions de dollars, équitablement divisé en trois lots de 16,3 millions.
Les chemins des trois Russes auraient dû se séparer là. Mais leur bonne fortune n’aura pas duré très longtemps. Huit mois plus tard, le 21 novembre 2011, Serguey Kondratuyk était arrêté à l’aéroport de Zurich à la demande du Parquet de Genève. Quelques jours après, Georgy Urumov subissait le même sort à Londres. Recherché par les autorités suisses et britanniques, Ruslan Pinaev serait aujourd’hui en cavale. Les 120 millions arrivés chez Bordier provenaient en réalité d’une fraude sophistiquée, montée sur le dos du courtier russe Otkritie Securities Ltd (OSL) pour lequel les trois Russes travaillaient comme traders à Londres. Comme l’avait rapporté «Le Matin Dimanche» en mars dernier, OSL avait découvert le pot aux roses durant l’été 2011 et porté plainte le 4 novembre.
Les détails des agissements des trois traders, y compris leurs transactions en liquide aux guichets de Bordier, apparaissent dans des documents de justice issus des enquêtes conduites en Suisse par le Parquet de Genève et par les avocats d’OSL à Londres. L’aisance avec laquelle les trois fraudeurs ont pu blanchir le produit de leur forfait jette une lumière crue sur les pratiques de la petite banque privée. Reste à savoir, notamment, ce que savait Bordier de leurs affaires.
Premier point noir: l’arrivée des fonds. La banque était tenue d’en vérifier la régularité. Or les 120 millions sont arrivés chez Bordier depuis une banque lettone à la réputation plus que douteuse, à l’occasion d’un transfert entre une société inconnue des Bahamas et une autre créée quelques semaines plus tôt à Panama. Les Russes avaient dit que la somme provenait de la vente d’une participation dans une compagnie pharmaceutique russe. Sauf que la société en question n’a jamais été vendue.
Autre question: quand la banque s’est-elle rendu compte que ses clients étaient dans de sales draps? Bordiera fini par les dénoncer en adressant une déclaration de soupçon de blanchiment au ministère public. Problème: cette dénonciation est intervenue tard, plusieurs mois après leur transaction en liquide et surtout trois jours après qu’OSL a porté plainte contre Georgy Urumov pour fraude. A ce moment, il ne restait plus que 12 millions chez Bordier, le reste ayant été dispersé via un écheveau de sociétés-écrans. Une partie a aussi été dépensée à Genève, où Ruslan Pinaev s’était offert une villa à 15 millions. A ce jour, le Parquet de Genève est parvenu à remettre la main sur 50 millions de dollars, sans compter la saisie de la villa, et a procédé à une inculpation pour blanchiment en avril dernier.
Reste enfin l’opération de caisse conduite par la banque, dont Bordier a confirmé l’existence au «Matin Dimanche». Celle-ci n’a rien d’illégal. Mais, de l’avis de plusieurs experts, elle n’en est pas moins «hautement inusuelle», voire «totalement suspecte». «Une requête aussi étrange imposerait de poser beaucoup de questions», explique un fin connaisseur du droit bancaire qui ne souhaite pas accabler Bordier. Surtout, l’expert souligne qu’une telle transaction en liquide n’a strictement aucune utilité économique légitime. Pour les avocats d’OSL, l’opération ne pouvait avoir qu’un seul but: brouiller les pistes en évitant les traces informatiques qu’auraient laissées des virements bancaires. L’opération en liquide n’a laissé derrière elle que douze reçus sur papier, gardés par la banque.
Bordier explique «qu’aucune somme d’argent n’est sortie de l’établissement» à cette occasion, et que «toutes ses obligations légales et bancaires ont été intégralement respectées et documentées». Elle insiste aussi sur le fait que les trois clients étaient physiquement présents lors de la transaction, comme pour toute opération de caisse régulière. Georgy Urumov, lui, conteste. Dans sa défense devant la Haute Cour de Londres, il affirme qu’il subissait une opération de la thyroïde en mars 2011, et qu’il ne pouvait pas se trouver en Suisse. Bordiern’a pas souhaité faire de commentaires sur ce point. Pour l’heure, la banque n’est impliquée dans l’enquête genevoise qu’en qualité de témoin.