Pour démarcher de riches Américains, la banque privée avait recours à un gérant de fortune indépendant. Sur le plan fiscal, tout était en règle. Le problème était ailleurs: le banquier puisait dans les comptes de ses clients pour renflouer l’hôtel de son beau-frère.
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Cet article est paru dans Le Matin Dimanche le 13 mai 2014.
La scène se déroule dans la chambre 309 de l’hôpital de Palms West, près de Miami, en Floride. Jerry Ostry souffre d’un lymphome de stade 4. Son visage est paralysé suite à une attaque. Le thermomètre indique 38,8. Son taux de globules blancs est à 3,2, un niveau dangereusement bas.
Les avocats de la banque Pictet & Cie prennent place dans la pièce et attendent que le technicien installe son matériel. Jerry tente de détendre l’atmosphère: «Je ne peux pas bouger les lèvres. Mais si vous ne me comprenez pas, je suis aussi un bon ventriloque.» Son avocat est présent à ses côtés.
A 11h34, ce 12 novembre 2013, l’interrogatoire peut enfin commencer. Le Tribunal du District Sud de Floride a souhaité que la déposition de Jerry Ostry soit enregistrée par vidéo. Si le témoin décède entretemps, elle pourra être projetée lors du procès. Le patient n’est pas optimiste: «les statistiques sont contre moi.»
Jerry Ostry s’est fait voler l’argent qu’il avait déposé auprès de la prestigieuse banque privée genevoise Pictet & Cie, comme une demi-douzaine d’autres clients. C’est un gérant de fortune indépendant de 43 ans, Brian Callahan, qui a siphonné leurs comptes entre 2010 et 2012 pour s’acheter des voitures de luxe, pour payer la cotisation de son club de golf, et, surtout, pour renflouer le Panoramic View Resort, un hôtel qu’il détenait avec son beau-frère à Montauk, dans les Hamptons.
En tout, Brian Callahan est accusé d’avoir dilapidé 100 millions de dollars que lui avaient confiés une quarantaine de clients. Laissé libre sous une caution de deux millions de dollars, il attend son jugement.
Pour Pictet & Cie cependant, les soucis ne font que commencer. Deux de ses six clients touchés par la fraude, dont Jerry Ostry, se sont retournés contre elle devant un tribunal arbitral de Floride.
Dans une plainte intitulée «Helvetia Trust contre Philipe Bertherat, et al», déposée en septembre 2013, ils demandent 108 millions de dollars de dommages à la banque suisse et à ses huit associés «indéfiniment responsables».
La banque avait annoncé sa transformation en société anonyme huit mois plus tôt, en février 2013, tournant le dos à deux cents ans d’histoire. Les faits évoqués dans la plainte remontent à 2012.
«Je pensais que Pictet était Pictet», souffle Jerry Ostry sur son lit d’hôpital. «J’ai cru ce qu’ils disaient, sur leur site Internet, sur leurs prospectus, sur toute leur propagande: ils disaient qu’ils étaient du côté de leurs clients, qu’ils marchaient main dans la main avec eux, que leurs objectifs étaient les nôtres. »
Ancien trader de Chicago reconverti dans les cours d’éthique financière en Floride, Jerry Ostry est entré en contact avec Pictet & Cie en 2010 après avoir consulté le site Internet assetprotection.com.
«J’étais arrivé à un point où je souhaitais investir en francs suisses, raconte-il dans sa déposition. L’avocat qui opérait le site m’a dit: pourquoi n’essayes-tu pas d’ouvrir un compte chez Pictet?» L’intermédiaire lui donne le nom de Brian Callahan.
Ce jeune banquier avait fait ses gammes dans la gestion de fortune chez Credit Suisse Private Advisors, à New York, avant de se lancer en indépendant. Outre ses activités de rabatteur pour différentes banques, dont Pictet & Cie, Brian Callahan gérait lui-même plusieurs fonds d’investissements spéculatifs enregistrés à Nevis et dans les îles Vierges britanniques.
En novembre 2010, Jerry Ostry signe les documents que lui tend Brian Callahan. Leur entête porte le nom de Pictet Overseas, une filiale de la banque suisse basée à Montréal et enregistrée auprès des autorités américaines. Un peu moins de deux millions de dollars prennent alors le chemin de la Suisse.
Tout début 2012, Jerry Ostry réalise que quelque chose ne tourne pas rond. Il ne reçoit pas les formulaires fiscaux que la banque lui faisait normalement parvenir. Ses relevés de comptes lui semblent «bizarres». Il se renseigne directement à Genève. On lui répond que tout va bien, que son argent est là.
Inquiété par le silence de Brian Callahan qui ne répond plus à ses appels, il demande à Pictet de fermer son compte. Le 10 janvier, il reçoit un relevé qui lui indique le solde de son compte: 1778 dollars et 17 centimes.
Tout le reste a été utilisé pour acheter des parts dans un fonds d’investissement offshore dont il n’a jamais entendu parler, opéré par le gérant filou. En mars 2012, le gendarme boursier américain, la SEC, porte plainte contre Brian Callahan et son beau-frère, qui sont arrêtés quelques mois plus tard.
C’est à ce moment – soit trop tard – qu’émerge un élément que tout le monde semble avoir ignoré jusque-là. Il apparaît alors qu’en 2009, l’autorité américaine en charge de la surveillance des intermédiaires financiers, la Finra, avait retiré à vie son droit d’exercer à Brian Callahan, suite à une affaire de faux dans les titres. La décision était consultable sur Internet depuis près de trois ans.
Jerry Ostry reconnaît qu’il ne lui était pas «venu à l’esprit» de consulter le pedigree de Callahan sur le site de la Finra. Il reproche surtout à Pictet & Cie de ne pas l’avoir fait.
Comment une banque privée aussi prestigieuse a-t-elle pu avoir recours aux services d’un gérant externe – normalement soumis à des contrôles stricts – sans savoir qu’il avait été radié de la profession pour fraude? Selon nos informations, la banque n’était effectivement pas au courant de cette sanction.
Porte-parole de Pictet & Cie, Frank Renggli indique que «Brian Callahan n’était pas un employé mais un gérant indépendant». La banque considère les «allégations» formulées à son encontre comme «dépourvues de tout fondement en fait et en droit». «Nous continuerons à nous défendre vigoureusement devant les tribunaux compétents, poursuit Frank Renggli. Nous sommes d’ailleurs confiants sur l’issue finale de cette affaire. »
En janvier dernier, le juge en charge de la procédure a émis un préavis défavorable quant aux prétentions de Jerry Ostry. «Bien que le Tribunal compatisse à la perte financière causée par le fraudeur Brian Callahan», la plainte de Jerry Ostry lui semble destinée de manière un peu trop évidente à se refaire en puisant dans les «poches profondes» de la banque suisse.
Malgré cet avis, l’arbitrage suit toujours son cours. Dans sa déposition, l’intéressé dit avoir songé à porter plainte en Suisse, mais y avoir renoncé. «Sur une liste de 400 avocats à Genève, dit-il, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne soit pas en conflit d’intérêts avec Pictet. » L’avocat de Jerry Ostry n’a pas répondu à nos questions. Seule certitude: son client est toujours en vie.
Quoi qu’il advienne de sa plainte, l’affaire est désormais entre les mains de la SEC. Le gendarme boursier américain a adressé une demande d’entraide au Ministère public de Genève pour éclairer les agissements de Brian Callahan chez Pictet.
Cette requête a été émise il y a plus d’un an, en mars 2013. Interrogé à ce propos mercredi, le Parquet genevois n’est pas parvenu à en retrouver la trace cette semaine, ni à savoir quel juge est supposé l’exécuter.