La banque privée s’est expliquée devant la justice sur l’affaire des trois Russes qui s’étaient partagé 109 millions en cash à ses guichets. Découvrant les dessous de la transaction dans «Le Matin Dimanche», UBS avait alerté les autorités fédérales.
Trois Russes, un jackpot de 109 millions de dollars et un fourgon blindé chargé de liasses de billets verts garé devant la petite banque privée Bordier: la transaction hors du commun révélée par «Le Matin Dimanche» le 2 septembre dernier avait fait parler d’elle dans toute la place bancaire suisse.
Cette «opération de caisse», comme on l’appelle dans le monde de la banque, avait été réalisée aux guichets de Bordier, les 21 et 23 mars 2011, avec un lot de 20 millions de dollars en liquide livrés par UBS.
Le but: partager 109 millions de dollars que les trois Russes avaient reçus sur un compte commun. Retirée en cash, en six fois, la somme avait été répartie sur les comptes respectifs des trois clients, sans que l’argent ne sorte de la banque.
Problème: l’argent du trio provenait en réalité d’une vaste fraude boursière commise au détriment de la filiale londonienne de la banque russe Otkritie.
Deux ans plus tard, l’enquête du Ministère public genevois sur le volet suisse de cette escroquerie suit son cours, fruit d’un «patient travail d’analyse des flux financiers», comme le résume le procureur en charge de l’affaire, Marc Tappolet.
Georgy Urumov, considéré comme le cerveau du trio, attend son procès à Londres. Arrêté à l’aéroport de Zurich le 21 novembre 2011 à la demande du parquet genevois, Serguey Kondratuyk sera traduit en procédure simplifiée d’ici un mois. Le troisième larron, Ruslan Pinaev, est actuellement en fuite en Israël.
Le procureur Marc Tappolet confirme que 90% de la somme qui a transité par la Suisse a pu être récupérée, en numéraire et en biens immobiliers. Mais des questions se posent toujours sur l’attitude de la banque privée.
Que savait-elle réellement des affaires de ces trois clients? A-t-elle réagi suffisamment promptement, à l’automne 2011, en dénonçant ses clients pour soupçon de blanchiment alors que ceux-ci se savaient déjà dans le collimateur de la justice à Londres et que l’essentiel de leurs comptes chez Bordier avait été vidé? Interrogé en qualité de témoin, Grégoire Bordier s’est déjà expliqué à quatre reprises sur ces points face au juge Marc Tappolet.
Six mois après la révélation de l’affaire, Grégoire Bordier a choisi de s’exprimer dans les colonnes du Temps, ce samedi. «Notre confiance a été abusée», a-t-il déclaré au quotidien. Reconnaissant qu’une telle transaction en liquide était certes «peu fréquente», il a répété que celle-ci était «légale» et que la «traçabilité de l’argent» était restée «totale».
Reste que les détails de cette étonnante «opération de caisse» dévoilés en septembre dernier n’avaient pas seulement étonné la place financière genevoise. Elle avait aussi fait réagir UBS.
Il apparaît aujourd’hui qu’en découvrant l’ampleur de la transaction, à la lecture du «Matin Dimanche» du 2 septembre 2012, la grande banque a fait parvenir à l’Office fédéral de la police, dès le lendemain, une déclaration de soupçon de blanchiment à l’encontre de Bordier, comme le confirme Marc Tappolet. Une telle dénonciation au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent, le MROS, aurait pu avoir de graves conséquences pour Bordier. Notamment, le blocage de ses comptes chez UBS.
«S’il existe un soupçon fondé, les valeurs patrimoniales doivent légalement rester bloquées pendant cinq jours ouvrables», confirme Stefan Kunfermann, porte-parole de l’Office fédéral de la police. Un tel blocage était donc obligatoire. Sauf si, distinguo subtil, le soupçon formulé par UBS était seulement considéré comme «simple» et non comme «fondé».
Des comptes de Bordier ont-ils donc été bloqués par UBS, même temporairement, en septembre dernier? «Pas à notre connaissance», répondent Nicolas Terrier, chef juridique de Bordier, et l’avocat Carlo Lombardini, qui conseille l’établissement. «UBS n’a d’ailleurs jamais interpellé Bordier au sujet de cette transaction», poursuivent-ils. Selon nos informations, le MROS n’a pas saisi de fonds appartenant à la banque privée.
Le juge Marc Tappolet estime aujourd’hui que «compte tenu des investigations effectuées, la dénonciation d’UBS semble disproportionnée». «Le niveau de soupçon devrait être plus élevé pour justifier l’ouverture d’une procédure», indique-t-il.
«La réaction de la banque montre qu’UBS prend très au sérieux la législation antiblanchiment et que ses collaborateurs agissent de façon exemplaire quand il y a un doute ou un soupçon de blanchiment», explique un porte-parole d’UBS.
Marc Tappolet précise par ailleurs que «si l’opération de caisse s’était déroulée sans argent liquide, alors il y aurait eu un gros problème. » Le magistrat a toutefois demandé à UBS de lui fournir l’historique complet des livraisons de liquide à la banque privée pour des opérations de caisse, et ce sur plusieurs années.
Le fait que Bordier ait eu à utiliser plusieurs fois le même lot de 20 millions de dollars cash pour réaliser le partage des 109 millions des trois Russes n’est pas non plus décisif à ses yeux. «Lors d’une telle opération, explique Marc Tappolet, vous pouvez tout à fait utiliser un billet à un moment donné et réutiliser le même une seconde fois la minute d’après. » Ce va-et-vient étant de toute manière purement virtuel, puisque selon nos informations, les 20 millions de dollars en liquide ne sont pas sortis du fourgon blindé, qui est resté garé devant la banque le temps de la transaction.
Il apparaît en outre que les trois clients Russes n’étaient pas physiquement présents dans la banque lors de la succession de retraits et de dépôts des 21 et 23 mars 2011. Les reçus n’ont été signés que le dimanche suivant par deux d’entre eux, dans un salon de l’hôtel La Réserve, le troisième agissant par procuration.
Ces circonstances ne sont pas non plus un élément déterminant de l’enquête, selon Marc Tappolet, «car l’argent est resté au sein de la banque» durant ce laps de six jours. Pour Bordier, la légalité de cette opération de caisse n’est pas contestable: «La justice s’y est penchée, elle a reçu les réponses à toutes ses questions, de même que la FINMA, explique Nicolas Terrier. Le dossier est donc clos».
Reste néanmoins un dernier point à éclaircir. Bordier a-t-elle agi trop tardivement en dénonçant ses clients à l’automne 2011? Grégoire Bordier devra notamment s’expliquer sur le tout dernier retrait en liquide d’un des Russes, qu’il aurait personnellement autorisé, le 13 octobre, peu avant que son établissement ne le dénonce au MROS.
Le 6 octobre 2011, Georgy Urumov, avait reçu la première injonction d’une Cour britannique l’informant d’une plainte civile d’Otkritie à son encontre. Ce courrier signalait aux trois Russes que les choses tournaient à l’aigre. Les 12 et 17 octobre, 2,3 millions de francs étaient virés des comptes de Bordier pour régler des achats chez le bijoutier Chatila, à Genève.
Le 13 octobre, Ruslan Pinaev tente de vider l’intégralité de son compte genevois. Selon nos informations, le jeune gérant de Bordier en charge des trois embarrassants clients refuse. Dans la foulée, l’avocat de Ruslan Pinaev aurait directement appelé Grégoire Bordier. Ce dernier aurait alors autorisé un retrait de 500 000 francs. La banque n’a ni infirmé, ni confirmé ces éléments. Carlo Lombardini indique que la banque «refuse de s’exprimer sur des faits qui concernent, le cas échéant, la justice».
Le jeune gérant de fortune qui aurait refusé le retrait du 13 octobre a été licencié par Bordier, et ce, immédiatement après sa première entrevue avec le juge Marc Tappolet.